Copie de la partition de l’Orphée de Gluck, circa 1774-1775

[1] [Récitatif]
[Agité / Par la fierté, / Par la tendresse, / Je suis tourmenté/ Sans cesse ; / De cent traits j’ai l’âme attein]… te./ Je sens mon cœur s’émouvoir / Par la crainte / Et par l’espoir.
Agité … tourmenté / Je sens mon cœur s’émouvoir / Par la crainte et par l’espoir / Par la crain… te et par l’espoir

[2] [Aria]
L’espoir renaît dans mon âme / Pour l’objet qui m’enflamme / L’amour accroît ma flamme / Je vais revoir ses appas /
L’espoir renaît dans mon âme / Pour l’objet qui m’enflamme / L’amour accroît ma flam…me / Je vais revoir…ses…ap…pas /
L’enfer en vain nous sépare / en vain nous sépare / Les monstres du Tartare ne m’épouvantent pas / L’amour accroît ma flam… me / Je vais revoir ses appas /
L’espoir renaît dans mon âme / Pour l’objet qui m’enflamme / L’amour accroît ma flamme / Je vais re… voir …

[3] … ses ap..pas /
L’espoir renaît dans mon âme / Pour l’objet qui m’enflamme / L’amour accroît ma flam…me / Je vais revoir ses ap pas / L’enfer en vain nous sépare / en vain nous sépare / Les monstres du Tartare / Ne m’épouvantent pas, / L’Amour accroît ma flam…me / Je vais revoir ses ap pas / Je vais revoir ses ap pas
D. 42. JJR. cop

Christophe Van Staen
Groupe d’étude du XVIIIe siècle
Université Libre de Bruxelles

Ce n’est que tardivement que le chemin de Rousseau croise celui du compositeur allemand Christoph Willibald Gluck (1714-1787). Au moment de leur rencontre, ce dernier a déjà derrière lui une carrière internationale et une œuvre immense composée d’opera seria, d’opéras-comiques, de drames lyriques, et d’opéras-ballets, qui acquit une dimension polémique par la « réforme » qu’elle entendit appliquer à l’opéra français, après l’avoir appliquée à l’opéra italien. Ce programme, né de sa collaboration avec le librettiste italien Ranieri da Calzabigi, s’était en effet trouvé réalisé pour la première fois en octobre 1762, dans son Orfeo ed Euridice, azione teatrale per musica, pièce qui concerne directement la partition qui nous intéresse. Il s’agissait avant tout de garantir à l’opéra une plus grande vérité d’expression, ce qui impliquait autant un travail sur la correspondance entre les mots et la musique, qu’une réduction des éléments susceptibles d’interrompre le fil et l’unité de l’illusion dramatique (distinction entre air et récitatif, complexité de l’action). De telles préoccupations ne pouvaient que rencontrer celles défendues par Rousseau lors de la « Querelle des Bouffons », et il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que Gluck, avant même son arrivée à Paris en novembre 1773, ait publié dans le Mercure de février une Lettre sur la musique témoignant de toute « l’admiration » qu’il lui vouait. Gluck, en effet, n’arrive pas à Paris innocemment, mais d’une part, avec une Iphigénie en Aulide prête à y être jouée, et de l’autre, une authentique vision à laquelle il rêve d’associer Rousseau : celle d’une « musique propre à toutes les Nations » susceptible « de faire disparaître la ridicule distinction des musiques nationales ». Ce programme, et l’arrivée de Gluck à Paris, provoquèrent une polémique grandissante entre les défenseurs de musiques nationales (en l’occurrence française et italienne), et les tenants de cette ambitieuse « réforme », que le compositeur se proposait d’introduire en France par l’adaptation de ses opéras italiens, et de leur manière, au public français.

Les deux hommes se rencontrent par l’entremise de Corancez, avec qui Rousseau écrit à cette époque l’opéra de Daphnis et Chloé, dans le courant du mois de février 1774. Gluck lui soumet, pour qu’il l’examine et la critique, la partition italienne d’Alceste, son opéra italien de 1767 écrit avec Calzabigi, et dont il prépare l’adaptation française. Le compositeur obtient également de directeurs de l’Opéra qu’ils lui restituent ses entrées. Le 2 août de la même année, Rousseau assiste enfin à la première d’Orphée et Eurydice, adaptation française de l’Orfeo créé par Gluck et Calzabigi en 1762, et traduit en français par M. Moline : cette œuvre est celle dont la partition autographe détenue par les Archives de l’Académie royale de Belgique reproduit un extrait (Acte I, scène 4). L’accueil que réserve le public à ce second opéra parisien (après Iphigénie) est mitigé : la transposition parfois maladroite de l’italien vers le français est l’objet principal des critiques. Rousseau, quant à lui, est ébloui par l’Orphée, dans lequel il voit se concrétiser, à l’Acte II, scène 1 (c’est la fameuse scène des Démons et Furies, qui suit immédiatement la fin de l’Acte I, scène 4 transcrite sur notre partition), l’exemple parfait du genre enharmonique dans le « Non » (ou no en italien) scandé par les Furies auxquelles Orphée demande audience. Il admire ce passage au point de lui consacrer, à chaud, une analyse approfondie dans un texte, l’Extrait d’une réponse du petit faiseur à son prête-nom sur un morceau de l’Orphée de Gluck, qui ne fera l’objet que d’une publication posthume. Du reste, cette admiration désormais partagée ne durerait guère. En mars 1775, Rousseau rompt avec Gluck, le soupçonnant d’avoir voulu le ridiculiser en prouvant par ses efforts dans l’opéra français, que celui-ci, contrairement à ce qu’avait clamé Rousseau, pouvait bel et bien traduire l’âme de l’opéra italien.

L’Alceste français de Gluck se joua en avril 1776. En janvier 1777, une version remaniée du Devin du village triompha à Paris, avant d’être reprise le 30, à la suite de l’Orphée de Gluck. Du 22 août 1777 date la dernière copie musicale de Rousseau qui nous soit parvenue, l’Olympiade de Pergolèse, comme un écho à la Querelle des Bouffons. À cette époque, Gluck était pour sa part entré dans celle qui l’opposa à Piccinni, et qui noya les deux compositeurs dans le tourbillon de l’opinion et de ses divisions, jusqu’à ce que l’Iphigénie en Tauride de Gluck triomphe en 1779, éclipsant d’emblée la version qu’en donnera l’Italien deux ans plus tard. Quant à Rousseau, il adressera en octobre 1777 une lettre savante au docteur Charles Burney, célèbre musicologue britannique, qui lui avait fait cadeau, entre autres, de sa colossale General History of Music en 1776. En remerciement de sa générosité, Rousseau y joindra les Fragments d’observations sur l’Alceste italien de Gluck, qu’il avait conservés parmi ses papiers, en souvenir peut-être du temps de leur amitié révolue.

La partition autographe et calligraphiée conservée aux Archives de l’Académie est composite. Ainsi, la première page, détachée des deux suivantes, correspond au fragment de la transcription d’une ariette tirée d’un opéra-comique de Favart datant de 1756, Ninette à la Cour (Acte I, scène 3). Que Rousseau ait conservé ce morceau n’a rien d’étonnant, soit qu’il l’ait en effet copié pour l’un de ses nombreux clients, soit qu’il l’ait transcrit pour sa propre mémoire, les romances et autres chansons légères ayant toujours occupé une place particulière dans son cœur, comme en témoignent amplement les nombreuses transcriptions des Consolations des misères de ma vie. En outre, Favart, qui compta Gluck parmi ses connaissances, avait, en 1755, donné une Servante maîtresse inspirée de la Serva Padrona de Pergolèse : peut-être ce lien avec la Querelle des Bouffons, et avec Gluck, expliquerait-il que cette ariette ait été jointe à la copie de l’Orphée, mais on ne peut le garantir. Les deux pages suivantes forment la transcription d’un air tiré de l’Orphée français de Gluck (Acte I, scène 4) dont voici le texte (c’est Orphée qui chante) : « L’espoir renaît dans mon âme ;/Pour l’objet qui m’enflamme,/L’amour accroît ma flamme ;/Je vais revoir ses appas./ L’enfer en vain nous sépare:/Les monstres du Tartare/Ne m’épouvantent pas ! ». Ce qui retient l’attention, ce sont l’excellent état de conservation du document, la netteté du trait, le soin apporté à la calligraphie, et surtout, dans le bas de la troisième page, le monogramme de Rousseau, entrecroisant deux « J » servant ensemble de support au dessin d’un « R » reconnaissable entre tous, et revendiquant la paternité de la copie (« cop. »). Cette indication, inutile s’il l’eût réalisée à des fins personnelles, semble suggérer que Rousseau destinait cette partition à quelqu’un d’autre, mais qui ? Un client régulier, comme Girardin ? Gluck lui-même ? L’un des nombreux admirateurs que lui valut l’Orphée ? Pour trancher, une datation serait sans doute la bienvenue, mais elle est hélas impossible à moins de se contenter d’un terminus a quo, quelque part entre février et juillet 1774 ; pour le terminus ad quem, il faut en toute rigueur s’en remettre au décès de Rousseau, le 2 juillet 1778. Le cotexte, formé par le seul opéra-comique de Favart, ne nous est d’aucun secours. Sans doute est-il raisonnable d’admettre que cette partition fut copiée par Rousseau, soit pour Gluck, soit pour l’un de ses admirateurs, entre le mois d’août 1774, et l’épisode brouillant les deux hommes, en mars 1775. Reste ce « D. 42 » inexpliqué, mais qui pourrait fort bien ne correspondre qu’à une forme de pagination.

Christophe Van Staen
Groupe d’étude du XVIIIe siècle
Université Libre de Bruxelles

Mémoires pour servir à l’histoire de la révolution opérée dans la musique par M. le chevalier Gluck, Naples, Bailly, 1781, p. 21-27 et 340-348.

TROUSSON R., EIGELDINGER F.S. (dir.), Dictionnaire de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Honoré Champion, 2006, 961 p. [contient de nombreux articles structurants de P. Saby et O. Pot, entre autres].

BAUD-BOVY S., Jean-Jacques Rousseau et la musique, Neuchâtel , La Baconnière, 1988, 140 p., ill.

CHRISTENSEN T., Rameau and the musical thought in the Enlightenment, Cambridge, 1993, XVIII-327 p., ill.

DAUPHIN C., Rousseau musicien des Lumières, Montréal, Louise Courteau, 1992, 389 p., ill.

DIDIER B., La Musique des Lumières. Diderot, l’Encyclopédie, Rousseau, Paris, Presses universitaires de France, 1985, 478 p.

GIULIANI E., « Rousseau, analyste de Gluck », L’Avant-scène Opéra, 73 : Alceste, mars 1985, p. 85-91.

KINTZLER C., Poétique de l’opéra français, de Corneille à Rousseau, Paris, Minerve, 2006, 486 p.

LAUNAY D., (éd.), La Querelle des Bouffons, Genève, Minkoff Reprint, 1973, 3 vol., XXVIII-2381 p., ill.

LEDUC J., « Rousseau et Gluck », in Revue philosophique de la France et de l’étranger, 3, juillet-septembre 1978, p. 317-326.

GAGNEBIN B., RAYMOND M. (éd.), Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes. Écrits sur la musique, la langue et le théâtre, Paris, Gallimard, 1995, vol. 5, CCCVI-1928 p. (coll. Bibliothèque de la Pléiade). 

TROUSSON R., Jean-Jacques Rousseau, Paris, Tallandier, 2003, 850 p.

TROUSSON R., EIGELDINGER F.S., Jean-Jacques Rousseau au jour le jour. Chronologie, Paris, Honoré Champion, 1998, 431 p. (coll. Les Dix-huitièmes siècles, 26)

Christophe Van Staen
Groupe d’étude du XVIIIe siècle
Université Libre de Bruxelles

Jean-Jacques Rousseau

Né à Genève le 28 juin 1712, mort à Ermenonville le 2 juillet 1778. Hommes de lettres, philosophe et musicien

Le grand public s’étonne souvent d’apprendre que l’auteur du Contrat social et des Rêveries du promeneur solitaire fut aussi une figure importante de la musique des Lumières, à la fois théoricien, musicien, copiste, maître de musique et auteur d’opéras. Un regard rapide sur son parcours musical, qui fait partie intégrante de son itinéraire intellectuel, est néanmoins indispensable pour saisir l’intérêt particulier du document conservé aux Archives de l’Académie royale de Belgique.

Tout au long d’une jeunesse picaresque, Rousseau, qui dès 1736-1737 assimila en autodidacte les ouvrages de théorie ramiste (le Traité de l’Harmonie, 1722 ; le Nouveau système de musique théorique, 1726), multiplia avec des fortunes pour le moins diverses les tentatives d’apprendre et de pratiquer la musique. Cette passion ne commencera à porter ses fruits qu’en 1742, lorsqu’il présente (quoique sans grand succès) son Projet concernant de nouveaux signes pour la musique, aux membres de l’Académie Royale des Sciences de Paris, dont il tire un premier ouvrage théorique, la Dissertation sur la musique moderne, qui paraît à Paris, chez Quinault, dans le courant de l’année 1743.

Devenu secrétaire de l’ambassadeur de France à Venise (septembre 1743-août 1744), Rousseau y découvre les Scuole, maisons de charité réservées à de pauvres laiderons nubiles dirigés « par les plus grands maîtres d’Italie », et dont « l’âme » à la séduction confuse, qui l’enivre et le marque durablement, n’a que peu de rapport avec les théories ramistes tendant à placer la musique parmi ce que nous considérons aujourd’hui comme les sciences exactes, aux côtés de la physique et de la géométrie. Cette différence esthétique se meut en différend personnel lorsque Jean-Philippe Rameau, ayant assisté en septembre 1745 à la représentation, chez M. de la Poplinière, des Muses galantes, opéra de Jean-Jacques Rousseau dont il avait commencé l’écriture en 1743, s’oppose à la représentation de l’œuvre à Versailles, qu’avait encouragée Richelieu. Ce dernier console Rousseau en lui confiant, à la fin de 1745, le remaniement des Fêtes de Ramire, opéra de Voltaire et Rameau, besogne dont il s’acquitte en deux mois. Rameau a beau trouver son ouverture trop « à l’italienne », l’opéra des Fêtes de Ramire est néanmoins joué en décembre, tel quel, à Versailles, et avec un certain succès.

Dès janvier 1749, Rousseau écrit, à l’invitation de Diderot, une série d’articles de musique pour l’Encyclopédie. Pas moins de 400 entrées sont ainsi rédigées en quelques mois à peine, qui lui donnent l’occasion d’égratigner Rameau, et de réunir des connaissances qui serviront plus tard à son Dictionnaire de musique. Après le couronnement du Premier discours en juillet 1750, Rousseau, épris de liberté et, quoique célèbre dans toute l’Europe, décide, alors qu’enfin s’ouvrent à lui les portes de la renommée, d’embrasser la carrière de copiste musical, et de refuser la pension que semble lui promettre l’audience royale se tenant au lendemain de la représentation triomphale de son plus célèbre opéra, le Devin du village, à Fontainebleau, le 18 mars 1752. L’opéra, rejoué devant le roi le 24, n’en toucha pas moins au vif la sensibilité du temps, et remporta encore un grand succès lors de sa reprise à l’Opéra de Paris, dès mars 1753.

A la même époque, en décembre 1752, Rousseau enflamme la très célèbre Querelle des Bouffons, initiée par la représentation, à l’Académie de Musique, de la Serva padrona de Pergolèse, œuvre emblématique du style italien, en faisant publier une gravure de l’intermède, alimentant ainsi l’un des plus grands chocs esthétiques du siècle, divisant l’opinion entre partisans de la tradition française, et partisans du goût italien. Il y joint une brochure polémique et satirique, la Lettre d’un symphoniste de l’Académie royale de musique à ses camarades de l’orchestre, en septembre 1753 ; et ensuite, la Lettre sur la musique française, publiée en novembre de la même année. Son parti-pris inconditionnellement favorable aux Bouffons et radicalement hostile à la musique française, représentée par Rameau, suscita l’émoi : plus de soixante pamphlets seront adressés à Rousseau en réaction au brûlot, les musiciens de l’Opéra organisant un autodafé ; il se verra retirer son accès à l’Opéra, enjoint à l’exil par une lettre de cachet ensuite révoquée, mais, dans le même temps, accédera à une célébrité toujours plus grande et polémique.

En 1755, alors que Rameau le critique d’abord sous le couvert de l’anonyme dans des Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie, Rousseau songe à riposter par un Examen de deux principes soutenus par M. Rameau, contenant initialement L’origine de la mélodie. Il abandonne pourtant ces deux textes affirmant le primat de la mélodie sur l’harmonie, pour se consacrer dès 1756 à d’autres projets, dont certains majeurs (la Nouvelle Héloïse), et, dans le registre musical, réserve sa défense et sa réfutation de Rameau pour ce qui deviendra sa plus grande contribution à la théorie musicale du siècle, à savoir son Dictionnaire de musique, ouvrage volumineux auquel il travaille de manière irrégulière de 1749 (époque où se rédigent les articles pour l’Encyclopédie, qui lui servent d’armature) à 1764, et que la veuve Duchesne publiera en 1767 (avec le millésime 1768). En dehors des écrits relatifs à l’œuvre de Gluck, et des Consolations des misères de ma vie, compilation factice d’airs attribués le plus souvent abusivement à Rousseau que réalise Girardin entre 1778 et 1781, le Dictionnaire de musique clôt le parcours musical d’un Rousseau qui, de 1764 à l’année de sa mort, se consacrera davantage à la botanique, ainsi qu’aux monuments de l’autobiographie moderne que sont les Confessions, les Dialogues, et les Rêveries du promeneur solitaire.

Christophe Van Staen
Groupe d’étude du XVIIIe siècle
Université Libre de Bruxelles

Support : une partition, un pli.

Nombre de feuillets : 4.

Hauteur : 271 mm
Largeur : 513 mm

Cote : 19346/4185