Essai physique sur les peines de mort, circa 1787
Premier cahier
Essai physique
Sur les peines de mort
Chapitre premier
Il y a longtemps, que les législateurs ont commencé à douter de l’utilité et de la justice même des peines de mort décernées indifféremment contre les perturbateurs de la société. Il serait absurde, dit un philosophe jurisconsulte de penser que la jurisprudence criminelle d’aucune nation soit parvenue au degré de perfection auquel elle peut atteindre. La science des gouvernements et toutes ses parties, présentent à l’esprit humain des difficultés plus grandes que celles des sciences les plus abstraites N.1[1].
Si je me suis livré à la recherche ingénue de la vérité, si je n’ai pas craint de m’élever au-dessus des opinions reçues, je dois cette heureuse hardiesse au gouvernement doux et éclairés sous lequel je vis. La vérité plait aux grands monarques, aux bienfaiteurs de l’humanité qu’ils gouvernent ; ils l’aiment quand elle est mise dans tout son jour avec modération et surtout quand elle se peint avec les couleurs de l’amour du Bien N.2.
[Citation latine en marge, très librement traduite]
Ego vero arbitror etiam anima morbos omnes vehementes esse insanias, quae opiniones quasdem ac imaginationes rationi inducem a quibus qui per virtutem depargati est, sanus evadit hyp senat abderitarum
Je crois cependant que toutes les maladies de l'âme sont aussi des folies violentes, que je vais soumettre à la raison les mêmes opinions et imaginations dont échappe sain celui qui a été purifié par la vertu.
[1] Tous les paragraphes de ce long mémoire sont numérotés.
Ce mémoire[1] dû à la plume de Du Rondeau a été lu par son auteur lors des séances du 5 février et du 5 novembre 1787[2]. Mais, lors de cette séance, l’auteur a retiré son œuvre avant la nomination de commissaires. Il y a manifestement deux raisons qui justifient cette attitude. Les événements politiques tout d’abord. Dès le printemps, les esprits sont échauffés dans les Pays-Bas contre les réformes introduites par Joseph II en matière d’administration et de justice, dont notamment l’abolition de la torture qui soulève le courroux de toutes les Cours de Justice. Les derniers mois de l’année sont marqués par un climat pré-révolutionnaire. Les idées « nouvelles » et les attitudes « joséphistes » ou trop pro-gouvernementales étaient devenues fort suspectes. Or, l’Essai rédigé par Du Rondeau présentait tous les ingrédients susceptibles d’indisposer les éléments les plus conservateurs et de déclencher l’opposition.
D’entrée de jeu, l’auteur se flatte d’avoir pu se livrer « à la recherche ingénue de la vérité » et de ne pas avoir craint de s’« élever au-dessus des opinions reçues », et sa justification est tout un programme :
« Je dois cette heureuse hardiesse au gouvernement doux et éclairé sous lequel je vis. La vérité plaît aux grands monarques, aux bienfaiteurs de l’humanité qu’ils gouvernent ; ils l’aiment quand elle est mise dans tout son jour avec modération et surtout quand elle se peint avec les couleurs de l’amour du Bien ».
En fait, Du Rondeau se prononce sans ambages contre la peine de mort ; il recourt à une formule très forte, alors qu’il est à l’évidence un admirateur de Beccaria (Des délits et des peines, Livourne, 1764). Il l’écrit d’emblée en tête d’un manuscrit de plus de cent pages :
« Il y a longtems que les législateurs ont commencé à douter de l’utilité et de la justice même des peines de mort décernées indifféremment contre des perturbateurs de la société ».
Puis il ajoute, ce qui est déjà osé à l’Académie en février, mais qui l’est bien davantage en novembre :
« L’esprit humain n’est-il donc susceptible de se perfectionner que sur des objets frivoles ? Est-il condamné à demeurer dans une enfance perpétuelle sur ceux qui l’intéressent le plus ? Pourquoi l’enthousiasme de la vérité ne pourrait-il pas un jour saisir les législateurs et les porter à faire main basse sur les opinions et les usages qui désolent les peuples ? Faut-il donc désespérer de les voir recourir à la vérité pour en trouver les remèdes ? Ne regardons point cette espérance comme chimérique et vaine. L’impulsion est donnée. Les philosophes ont ébranlé l’Edifice. C’est aux médecins – physiciens à le faire crouler » (c’est nous qui soulignons).
Le propos n’est pas de résumer en détail ce long Essai[3]. L’auteur estime que les actes malfaisants, associés à des maladies morales, sont guérissables au même titre que les maux physiques. Une mauvaise éducation et la mendicité sont à l’origine de la plupart des crimes. Il importe de réformer l’une et de supprimer l’autre. Pour reprendre l’expression de Steur dans son commentaire du mémoire, « l’homme qui tue volontairement son semblable est un être maladif qu’il faut guérir au lieu de punir ; la guérison, c’est la société qui doit s’en charger ». L’auteur préconise la création de maisons de santé, des lazarets, où seraient retenus et soignés les criminels jugés incorrigibles. Bref, il n’accepte plus le prononcé de la peine capitale que dans deux circonstances : l’attentat contre le gouvernement et le renversement de l’autorité souveraine.
A la fin de l’année 1787, les temps n’étaient plus mûrs pour entamer de pareils débats. Il est d’ailleurs symptomatique que le journal des séances de l’Académie ne comporte pas le moindre résumé ou commentaire des lectures de Du Rondeau.
Hervé Hasquin
Secrétaire perpétuel honoraire
[1] Ce texte conçu par Hervé Hasquin est paru dans un ouvrage dirigé par ses soins et ayant pour titre : L'Académie impériale et royale de Bruxelles, ses académiciens et leurs réseaux intellectuels au XVIIIe siècle (Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2009, p. 54-55). Nous tenons à le remercier de nous avoir permis de reprendre cet article.
[2] Archives de l’Académie, n° 439.
[3] Cf. le rapport de Ch. J. Steur, dans Bulletins de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, t. XVI, IIe partie, 1849, Bruxelles, 1850, p. 288-298.
HASQUIN H. (dir.), L’Académie impériale et royale de Bruxelles, ses académiciens et leurs réseaux intellectuels au XVIIIe siècle, Bruxelles, Académie royale, 2009, p. 54-55.
STEUR Ch. J., « Rapport de M. Steur sur un mémoire portant pourtitre : Essai physique sur les peines de mort », dans Bulletins de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, t. XVI, IIe partie, 1849, Bruxelles, 1850, p. 288-298.
Pour les publications de l’Académie relative à François Du Rondeau, cliquez ici.
On consultera aussi avec intérêt le mémoire de licence d’Alice-Anne Castiaux paru en 2005 : Mise en contexte et analyse des mémoires non publiés par l’Académie impériale et royale des Sciences et des Belles-Lettres de Bruxelles en 1772 et 1794 (Université libre de Bruxelles, 2005, sous la direction d’Hervé Hasquin, p. 119-129).
François Du Rondeau
François Du Rondeau naquit à Bruxelles le 30 août 1732. Il était le fils d’Antoine Du Rondeau et de Marie-Thérèse de Vandenesse. On retrouve son nom dans le matricule de l’Université de Louvain pour l’année 1754, en tant que « majorennis ». L’année suivante, il devint bachelier en médecine et obtint la licence de médecine durant l’année académique 1755-1756. Il s’installa alors dans sa ville natale et, dès 1759, fut chargé de dispenser des leçons d’anatomie organisées par la ville de Bruxelles pour les étudiants en chirurgie. Il ne se signala peut-être pas par son assiduité et son travail puisque que ses élèves se plaignirent de ses négligences. Cela ne l’empêcha pas de devenir médecin de la Cour en 1767, charge qu’il assura jusqu’en 1788. En outre, pour se perfectionner, il fit plusieurs voyages d’études à Paris et Montpellier.
Avec son Mémoire répondant à la question ; Quelles sont les plantes les plus utiles des Pays-Bas, et quel est leur usage dans les médecines et les arts ?, il obtint un accessit lors de la dernière séance de la Société littéraire[1] du 16 octobre 1771. La fin des travaux de cette société l’empêcha d’en devenir membre mais il rejoignit les rangs de la nouvelle Académie royale et impériale des Sciences et des Belles-Lettres de Bruxelles en mai 1773. Un mois avant cela, il avait obtenu la médaille d’or du concours de 1772 (prix d’histoire) en répondant à la question : « Quel était l’habillement, le langage, l’état de l’agriculture, du commerce, des lettres et des arts chez les peuples de la Belgique avant le VIIe siècle ? ». Du Rondeau s’avéra un académicien assidu et très prolifique puisqu’en plus de multiples rapports et questions posées pour les concours, il conçut et présenta pas moins de 23 mémoires à notre compagnie. Toutefois, une bonne partie d’entre eux (10) n’eurent pas l’honneur d’une publication, comme le mémoire nous intéressant ici[2]. La faute en revenait sans doute à une volonté de produire vite et en abondance qui l’a desservi plus d’une fois. Il était également bien meilleur en sciences naturelles et en médecine qu’en histoire où il ne faisait souvent preuve d’aucune originalité. Malgré tout, son activité, sa curiosité et ses centres d’intérêts très vastes orientés vers la pratique étaient précisément ce que l’on attendait de lui au sein de l’Académie. Il fut d’ailleurs récompensé d’une des quatre pensions d’académicien attribuées en 1788 et d’un montant de 400 florins, même s’il bénéficiait avant cela d’un montant de 300 florins pour loger et entretenir le cabinet de physique et d’histoire naturelle de l’Académie. Les autorités n’ont toutefois pas toujours répondu par l’affirmative à ses désirs puisque le gouvernement des Pays-Bas autrichiens s’opposa à son projet de salle électrique payé par le magistrat de Bruxelles (comme il en existait alors à Paris, grâce au mécénat royal) pour s’y adonner à l’« électricité médicinale ». Il n’en resta pas moins d’une loyauté sans failles au gouvernement[3] au point d’écrire des pamphlets pour le défendre : une démarche courageuse dans le flot des publications de l’opposition. Il aurait également conçu un libelle hostile aux Français à l’occasion de l’invasion des Pays-Bas autrichiens.
On connait peu de choses des dernières années de sa vie. Il rendit le dernier soupir à Bruxelles le 3 avril 1803.
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[1] Cette société a précédé notre Académie
[2] Il serait trop long ici d’énumérer tous les mémoires importants de De Rondeau : nous renvoyons le lecteur à l’article de Claude Bruneel dont nous nous inspirons largement pour cette notice (paru dans HASQUIN H. (dir.), L’académie impériale et royale (…) , op. cit., p. 208-211).
[3] Le texte ci-dessus en fait foi.
31 cahiers
Largeur : 195 mm
Hauteur : 325 mm
Cote : 439