Fragment d'une lettre à Sophie Cannet, 11 janvier 1776

Adieu chère amie, mon bonheur, ma joie, mon âme. Adieu , excuse ma folie ; plains-moi quelque fois ; aime moi toujours.
M. Roland sait fort bien que j’aime Rousseau, il n’ignore pas ce que je pense de l’abbé Raynal - - cf [illisible] - - tu l’as très bien instruit. Il est très intéressant, amusant ; je m’accommoderai bien de sa connaissance.
Adieu, adieu, adieu, mon tout-tout.
Ce 11 janvier 1776 au soir
Ne m’oublie pas auprès de ta maman ; je viens d’embrasser mon petit papa pour toi.

[Apostille en haut du document d’une autre écriture que celle de Manon Roland]
11 janvier 76

[Adresse au verso du document]
A mademoiselle
Mademoiselle Cannet
Chez Madame sa mère
Rue des jeunes matins
Près l’hôtel de ville
À Amiens

Ce fragment de lettres est bien la fin d'une missive adressée à Sophie Cannet le 11 janvier 1776, même si on n’en trouve aucune trace dans l’édition des lettres de Madame Roland établie par Claude Perroud en 19131. Pour retrouver le texte ci-dessus, il faut consulter la très imparfaite édition des lettres de Manon Philipon assurée par Auguste Breuil en 18412. On y trouve en effet une partie remaniée du document ci-dessus3, c’est-à-dire « Adieu chère amie, mon bonheur, ma joie, mon amie (…) adieu, adieu, adieu, mon tout - tout ». L'autographe nous intéressant ici et extrait d'une collection rassemblée par le baron de Stassart fut donc acquis par ce dernier après 1841. On ne trouve plus trace en effet de cette partie de la missive du 11 janvier 1776 dans la seconde et tout aussi imparfaite édition des lettres de Manon Philipon adressées aux sœurs Cannet4.
Cette lettre relate la première rencontre de Manon avec Jean-Marie Roland de La Platière, son futur mari. Son entourage lui cherchait un bon parti depuis quelques temps déjà en ce début d’année 1776 et les prétendants ne manquaient pas5. Jean-Marie Roland de La Platière était souvent reçu chez les Cannet à Amiens : il s’intéressa à cette jeune parisienne dont on lui parlait tant. Il proposa à Sophie Cannet de remettre en main propre une de ses lettres à Manon à l’occasion d’un séjour à Paris6. La première entrevue eut donc lieu le 11 janvier et se déroula au mieux au vu de ce que l’on peut lire dans la lettre écrite le même jour : « Il a dû voir à mon air que j'étais charmée de sa visite et il aura bien vu, car effectivement il m'a fait plaisir ; aussi m'a-t-il demandé la permission de revenir ; je l'ai accordée de bon cœur, nous verrons s'il en profitera ». Manon explique ensuite que la conversation porta sur l'abbé Raynal, Rousseau, Voltaire, la Suisse, etc.7 et s'explique à ce sujet un peu plus longuement dans notre autographe. La raison en est que la future madame Roland cherchait avant tout un homme partageant ses goûts et ses idées. Roland, philosophe austère méprisant le luxe, admirateur de Rousseau et des républiques antiques, lecteur des ouvrages qui enchantèrent les jeunes années de Manon, ne pouvait que plaire à cette dernière. Elle fut bien décidée à ne pas laisser passer cette chance puisque les convenances de l'époque lui imposaient le mariage. Toutefois, celui-ci n'eut lieu que bien plus tard (février 1780) pour toutes sortes de raison, la principale étant les conflits entre le père de Manon et son futur gendre8.

1 PERROUD C.(éd.), Lettres de Madame Roland, Paris, Imprimerie nationale, 1913, nouvelle série, t. I, p. 356-361.
2 BREUIL A., Lettres inédites de Mlle Phlipon Mme Roland adressées aux demoiselles Cannet, de 1772 à 1780, Paris, W. Coquebert, 1841, t. 1, p. 253-258.
3 Auguste Breuil avait en effet une vision particulière de l’édition de sources, enlevant ce qu’il jugeait bon, remaniant le texte, etc. sans jamais avertir le lecteur… (PERROUD C.(éd.), Lettres de Madame Roland, op. cit., p. VII).
4 Lettres en partie inédites de Madame Roland (Mademoiselle Phlipon) aux demoiselles Cannet suivies des lettres de Madame Roland à Bosc, Servan, Lanthenans, Robespierre, etc., Paris, Henri Plon, 1867, p. 325-330.
5 CORNUT-GENTILLE P., Madame Roland, Paris, Perrin, 2004, p. 50, 51, 59-63, 66.
6 Ibidem, p. 75.
7 PERROUD C.(éd.), Lettres de Madame Roland, op. cit., p. 359-360.
8 CORNUT-GENTILLE P., Madame Roland, op. cit., p. 50, 51, 82-89.

CORNUT-GENTILLE P., Madame Roland, Paris, Perrin, 2004, 400 p.1

DORIGNY M., “Roland Jeanne Marie Philipon, épouse Roland”, in SOBOUL A. (dir.), Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, Presses universitaires de France, 2005, 1989, p. 927-929 (rééd. Quadrige, 2005).

DUHET P.-M., Les femmes et la révolution 1789 - 1794, Paris, Julliard, 1971, 240 p. (coll. Archives)

LILTI A., Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 568 p.

OZOUF M., « Madame Roland », in FURET F., OZOUF M. (dir.), La Gironde et les Girondins, Paris, Éditions Payot, 1991, p. 307-327 (coll. Bibliothèque historique).

PERROUD C.(éd.), Lettres de Madame Roland, Paris, Imprimerie nationale, 1900-1915-, 4 t., XXXI-720-827-LXI-554-XX-588 p. (Collection de documents inédits sur l’histoire de France.)

PONCETON F., Manon Roland l’imaginaire, Genève - Paris - Montréal, Éditions du milieu du monde, 318 p. (coll. Les amitiés amoureuses).

1 Nous n’avons pu consulter l'édition de cet ouvrage parue en 2015 (Madame Roland, une femme en révolution, Paris, Perrin, 2015, 424 p.), indisponible dans les bibliothèques belges.

Jeanne Marie Phlipon, épouse Roland dite Manon Roland

Marie-Jeanne1 Phlipon vit le jour sur l'île de la Cité en mars 17542, lieu où elle résida jusqu'à l'âge de 25 ans avec quelques interruptions. Son père avait pour prénom Gratien et était maître graveur place Dauphine : il dirigeait un atelier réputé où il faisait travailler une quinzaine de compagnons et d'apprentis. Marie-Jeanne était donc issue de ce qui constituait alors une sorte d'aristocratie des marchands parisiens. À quatre ans, la petite fille savait déjà lire et retenait tout ce qu'elle lisait. On lui apprit le catéchisme, des passages de l'Ancien et du Nouveau Testament ainsi que quelques rudiments de latin. Son père lui inculqua le dessin et des maîtres lui enseignèrent la géographie, l'histoire, la musique et la danse. Elle apprenait tout avec une aisance et une rapidité stupéfiantes et provoquait l'admiration de ses maîtres. Dès l'âge de sept ans, elle consacra la plupart de son temps à la lecture, dévorant la totalité de la bibliothèque de ses parents. Un an plus tard, elle fut marquée à vie par la Vie des hommes illustres de Plutarque, tout comme elle le sera plus tard par l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau. Elle fut placée à l'âge de onze ans dans un pensionnat religieux et ce durant un an, satisfaisant ainsi aux usages du temps mais aussi à son mysticisme et sa sensibilité, bien qu'elle perdit la foi chrétienne à l'âge de vingt ans. Elle y fit également la connaissance des sœurs Henriette et Sophie Cannet avec qui elle se lia d'amitié. De retour chez elle, elle continua à étancher sa soif de lectures : les œuvres de Mézeray, de l'abbé de Saint-Réal, de Condillac, de Bossuet, de Voltaire, etc. se succédèrent entre ses mains. C'est toutefois la lecture de Rousseau (et de la Nouvelle Héloïse surtout) qui la marqua comme nous l'avons souligné plus haut. Elle tenta de rencontrer le philosophe mais l'entreprise fut vaine. Vers 18 ans, son entourage se mît en quête d'un mari comme nous le verrons dans l'analyse. Il fallut longtemps avant la conclusion de son mariage avec Jean-Marie Roland de La Platière, de vingt ans son aîné. De 1780 à 1789, Manon se consacra au travaux de son mari, rédigeant avec lui ses discours académiques, ses traités techniques et ses rapports d'inspecteur des manufactures. Elle rédigea également des articles de l'Encyclopédie méthodique signés de son mari. À partir de 1784, ils fréquentèrent les milieux mesmériens et le salon Kornmann où ils firent la connaissance de Carra et Brissot. Manon se familiarisa alors avec les discours politiques les plus radicaux de l'époque.
Logiquement, elle accueillit la Révolution française avec enthousiasme bien qu'elle n'était pas à Paris à l'époque mais plutôt à Lyon où elle avait suivi son mari nommé inspecteur des manufactures du même endroit. Elle collabora au journal de Brissot en rédigeant des articles anonymes. Le couple revint à Paris en février 1791 à l'occasion d'une mission auprès de l'Assemblée constituante confiée par la municipalité de Lyon. Manon fonda alors un des salons les plus en vue de Paris: il était fréquenté par les députés les plus à gauche comme Buzot, Pétion, Robespierre, Brissot, etc. Après octobre 1791, il devint un des lieux où s'élabora la politique girondine. L'ascendant de Manon dans le monde politique ne cessa de prendre de l'ampleur durant les années qui suivirent : tout en restant discrète, elle influença des journalistes, des députés et des ministres. Après la fuite du roi, elle usa de son influence en faveur de l'établissement de la république et se prononça pour la guerre en 1792. Le roi appela son mari à la tête du ministère de l'Intérieur le 23 mars 1792. La politique de Jean-Marie fut largement inspirée par sa femme, ce qui n'échappa pas à l'opinion publique. Elle rédigea la lettre du 10 juin 1792 adressée au roi qui précipita la chute de Roland mais aussi celle du trône. Son mari revint toutefois au pouvoir après le 10 août et le rôle de Manon s'amplifia encore : elle fit tout ce qui était en son pouvoir pour exacerber la lutte de la Gironde contre Danton et la commune de Paris. Après le départ de Roland du ministère le 23 janvier 1793, elle demeura toujours au cœur de la politique girondine. La chute de la Gironde le 2 juin 1793 provoqua la sienne. Arrêtée le même jour, elle fut libérée le 24 juin pour être à nouveau emprisonnée le même jour. Profitant de sa captivité, elle rédigea ses Mémoires, constamment rééditées durant les XIXe et XXe siècles. Accusée de conspiration contre l’unité de la République lors de son procès du 8 novembre 1793, elle fut condamnée à mort et exécutée le jour même.

1 Surnommée Manon plus tardivement.
2 Pour cette notice, nous nous sommes principalement inspiré de l'article de M. Dorigny et de la biographie de Pierre Cornut-Gentille (cf. orientation bibliographique).

Lettre

Support : une feuille de papier

Hauteur : 182 mm
Largeur : 183 mm

Cote : 19346/4127