Lettre à Louis Nicolas Philippe Auguste de Forbin, 24 septembre 1827
24 septembre 1827
Monsieur Le Comte,
Permettez-moi de vous adresser en la recommandant à toute votre bienveillance la demande ci-jointe d'une dame artiste que l'approche de l'exposition met dans le cas de recourir à votre obligeance. Des liens de famille m'engagent à insister auprès de vous en faveur de sa demande et je serai très reconnaissant de tout ce que vous voudrez bien faire dans cette occasion.
N'ayant pas eu le bonheur de rencontrer Mr Mounier chez lui je pris le parti de lui écrire : sa réponse est on ne peut plus rassurante et les mesures pour la confection des vitrines vont être prises sur le champ. Je crois même que Mr Fontaine en a déjà remis le dessin à l'entrepreneur des menuiseries.
Je viens encore vous demander au nom de tous nos dieux égyptiens, l'acquisition du Mars-Serpent-Poisson qui l'en mettrait au complet et dans le cas de ne plus vous occuper d'eux. Ce bronze vaut certainement les 300 francs qu'on demande. J'attends à cet égard vos ordres ; et je me résignerais difficilement à dire un éternel adieu à cette pièce unique, que son possesseur emporterait en Italie.
Veuillez agréer, Monsieur le comte, la nouvelle assurance de mon entier dévouement.
Jean-François Champollion le jeune
Première partie : « une dame artiste »
Le premier objet de la lettre de Champollion constitue une tentative de favoriser, auprès du comte Louis Nicolas Philippe Auguste de Forbin, alors directeur du Louvre, la candidature d’une dame artiste de sa famille souhaitant prendre part à l’organisation d’une certaine exposition que l’on suppose être l’inauguration de la Division des monuments égyptiens et orientaux du Louvre (le Musée Charles X). Cette dame n’a pu être identifiée dans l’entourage familial de Champollion, la lettre annexée ayant été perdue. Il est possible qu’elle ne lui fût liée que de façon très relative ou éloignée.
Deuxième partie : les vitrines de l’«exposition »
Dans la lettre, une inquiétude semble par ailleurs planer en ce qui concerne la confection des vitrines pour cette exposition. L’inauguration du Musée Charles X devait avoir lieu le 4 novembre 1827 (jour de la Saint-Charles). Elle n’aura finalement lieu que le 15 décembre, mais fin septembre 1827 semble une date déjà bien avancée pour s’inquiéter des vitrines. L’échéance de leur fabrication a-t-elle contribué au report de la date de l’inauguration ? S’agissait-il d’une autre exposition ? On imagine assez mal Champollion se préoccuper d’un autre événement à si court terme de celui qui devait venir consacrer sa carrière muséale. Champollion apporte cependant à son directeur des nouvelles rassurantes, les vitrines seront bientôt prêtes, le baron Claude-Philibert-Édouard Mounier, intendant des bâtiments de la couronne (et accessoirement fils du révolutionnaire Jean-Joseph Mounier) l’en a assuré ; tandis que Pierre-François-Léonard Fontaine, architecte du roi et architecte de Paris en aurait déjà remis les plans à l’entrepreneur des menuiseries.
Troisième partie : l’acquisition du « Mars-serpent-poisson »
Quelle pièce étrange Champollion essaie-t-il d’acquérir pour la section « Dieux égyptiens » de l’exposition (« Je viens encore vous demander au nom de tous nos dieux égyptiens (…) ») et qui pourrait bien correspondre à la description insolite d’un « Mars-serpent-poisson » ? Les divinités hybrides impliquant un poisson sont plutôt rares en Égypte. Pour baliser la piste, il convenait tout d’abord de définir quelle divinité égyptienne Champollion identifiait au dieu Mars. On se serait a priori attendu à ce qu’il s’agisse d’un dieu guerrier, tel Horus ou Sobek. Mais dans son Précis (1), c’est le dieu Atoum d’Héliopolis que Champollion assimile au dieu Mars en raison d’une interprétation erronée de la suite hiéroglyphique sms (« aîné ») qu’il rapproche du nom romain Mars, ce qui lui valut d’ailleurs de nombreuses critiques et quelques railleries post-mortem (2). Dans son Précis du système hiéroglyphique des anciens Égyptiens, il traduit la suite heqa Iwnw « gouverneur d’Héliopolis » du cartouche de Ramsès III par « le martial », puis, correctement cette fois, il identifie le hiéroglyphe anthropomorphe du dieu Atoum, qu’il continue cependant d’assimiler à Mars. Le dieu Atoum a pour animaux sacrés à Héliopolis l’anguille, l’ichneumon, le serpent, le cercopithèque et le lion ; il est aussi incarné sur terre par le taureau Mnévis. Un bronze aujourd’hui préservé au British Museum pourrait être un bon candidat pour l’identification de l’objet que Champollion évoque dans sa lettre. Il s’agit d’un reliquaire en bronze d’excellente facture destiné à recevoir la momie d’une anguille et daté de l’époque ptolémaïque (-332-30) (3). Il présente sur son couvercle le dieu Atoum (« Mars »), portant la double couronne pshent, figuré sous la forme d’un uraeus (cobra royal) (« serpent ») à tête humaine et à l’arrière-corps d’anguille (« poisson »). L’objet a été acquis par le British Museum en 1866 auprès des héritiers du 2ème prince et duc de Blacas, Louis Charles Pierre Casimir de Blacas d’Aulps (4), qui avait dû hériter de l’objet en 1839, au décès de son père, Pierre Louis Jean Casimir de Blacas d’Aulps, 1er prince et duc de Blacas1 (figure 2). Le 1er duc de Blacas était ambassadeur de France à Naples de 1815 à 1822 et de 1824 à la fin du règne de Charles X, ce qui apporterait un éclairage avantageux à la phrase « Je me résignerais difficilement à dire un éternel adieu à cette pièce unique, que son possesseur emporterait en Italie ». Nous savons que Champollion était en contact avec le duc de Blacas, notamment en ce qui concerne la collection Drovetti, acquise pour moitié par le Musée de Turin et pour autre moitié par le Louvre en 1827 (cfr supra). Mais ils étaient aussi en relation pour la création même du Musée Charles X. Pierre Louis de Blacas d’Aulps avait, en effet, été nommé Intendant général des Bâtiments de la Couronne par Charles X et avait soutenu Champollion dans sa tâche de conservateur et fondateur de la Division des monuments égyptiens (5). Champollion venait, pour sa part, d’effectuer deux voyages en Italie entre 1824 et 1826, puis 1826 et 1827, pour y visiter les collections de Turin, Rome, Florence et Livourne. Le fait que Champollion ne mentionne pas au comte de Forbin l’identité du propriétaire de la pièce pourrait surprendre. Néanmoins, les relations entre les deux hommes ayant pu être un peu tendues (le comte ayant donné un avis défavorable à sa nomination en 1826), une telle discrétion reste plausible. Il semblerait que le savant n’ait, du reste, pas obtenu gain de cause, puisque la pièce n’a jamais figuré dans les collections du Louvre, ni dans ses inventaires (6). Le Louvre possède néanmoins aujourd’hui un objet similaire (7), mais qui n’entra dans la collection que bien plus tard, suite à sa découverte sur le site du Serapéum de Saqqara, mis au jour en 1851 par l’archéologue Auguste Mariette (voir ci-contre en dessous de la lettre de Champollion). Le duc de Blacas serait donc finalement reparti en Italie avec son précieux artefact. Un scénario alternatif est également possible : Champollion n’ayant pu obtenir l’autorisation d’acquérir le bronze pour le Musée Charles X, le duc de Blacas l’aurait acquis pour son propre compte auprès d’un tiers propriétaire italien, avant qu’il ne termine, à la mort de son fils, dans les collections du British Museum. La somme de 300 francs réclamée pour l’objet devait être assez conséquente pour l’époque (notons pour comparaison qu’en 1828, le salaire annuel d’une cuisinière à domicile était de 350 francs (8)). On peut supposer qu’il s’agissait donc là d’une pièce de belle qualité. L’Atoum du British Museum correspond certainement à une telle définition ; il constitue sans doute un des plus beaux spécimens préservés à ce jour, toutes collections confondues (9). Il est le seul également à coïncider étroitement avec la description d’un « Mars-serpent-poisson ». Il présente, en effet, un corps distinctement hybride de serpent et d’anguille (« serpent-poisson »), là où les autres —hormis celui du Louvre découvert a posteriori— adoptent davantage la forme d’un simple uraeus sans nageoires dorsale et caudale (10), ou aux nageoires peu proéminentes (11). Une « pièce » bel et bien « unique » à l’époque sur le marché des antiquités. Valérie Angenot, égyptologue, Université Libre de Bruxelles.
(1) CHAMPOLLION J.-F., Précis du système hiéroglyphique des anciens Égyptiens
(2) VON KLAPROTH J., Examen critique des travaux de feu M. Champollion sur les hiéroglyphes, Paris: Dondey-Dupré, 1832, p. 69-72.
(3) Inv. EA 36151. ANDREWS C.A.R., Egyptian mummies, Londres : The British Museum Press, 1984.
(4) Archives du British Museum.
(5) Lettres de Jean-François Champollion à M. le duc de Blacas d'Aulps relatives au Musée royal égyptien de Turin.
(6) GUICHARD S., Notice descriptive des monuments égyptiens du musée Charles X
(7) Objet inv. N 5200.
(8) Voir l’inventaire après décès du peintre Jacques Pajou. Archives nationales françaises, Minutier central, Étude XLVI.
(9) Quelques musées en possèdent aujourd’hui un exemplaire : Leiden (ex-collection d’Anastasi), Boston (ex-collection John Lennon & Yoko Ono), Brooklyn, Détroit, Vienne, …
(10) Comme par exemple celui de Leiden (inv. AB 67 / 06 001 13859).
(11) Comme par exemple celui de Boston (inv. 1986.239) qui décrit une légère excroissance à la fin de la queue.
ANDREWS C.A.R., Egyptian mummies, Londres, The British Museum Press, 1984. CHAMPOLLION J.-F. Lettres à M. le duc de Blacas d'Aulps relatives au Musée royal égyptien de Turin, Paris, Firmin Didot, 1824-1826, 2 t. en 1 vol. CHAMPOLLION J.-F., Précis du système hiéroglyphique des anciens Égyptiens , ou Recherches sur les éléments premiers de cette écriture sacrée, sur leurs diverses combinaisons, et sur les rapports de ce système avec les autres méthodes graphiques égyptiennes, Paris : Imprimerie Royale, 1828, 2 vol. FAURE A., Champollion, le savant déchiffré, Paris, Fayard, 2004, 863 p. GUICHARD S. (éd.), Notice descriptive des monuments égyptiens du musée Charles X, Paris, Louvre éditions, éditions Khéops, 368 p. LACOUTURE J., Champollion, une vie de lumières, Paris, Grasset, 1989, 529 p.