Lettre à Alfred-Auguste Cuvillier Fleury, 2 juillet 1834
Mon cher ami,
Vous partagerez mon vif chagrin du coup inattendu qui m’a frappé tout récemment. Mon neveu, mon meilleur ami et votre ancien camarade a succombé à New York aux atteintes de la fièvre jaune dont il avait pris les germes à son passage à la Vera Cruz. Cet évènement jette un crêpe sur tout mon avenir ; il empoisonne même tous les souvenirs de ma jeunesse dans lesquels mon pauvre ami était de moitié.
Adieu mon ami, conservez ceux qui vous sont chers.
Le 2 juillet 1834.
[Note en bas du document d’une autre écriture que celle de Delacroix]
A Monsieur Cuvillier Fleury
[adresse]
Monsieur
Monsieur Cuvillier Fleury
Gouverneur de Son altesse Royale Monsieur le duc d'Aumale
À Neuilly
Le décès annoncé ici est celui de Charles de Verninac, le neveu de Delacroix. Le peintre a sans doute jugé bon d’informer un « ancien camarade » de son neveu. Un an seulement séparait ce dernier d’Alfred-Auguste Cuvillier-Fleury et l’on sait que les deux jeunes hommes fréquentèrent tous deux le lycée Louis-Le-Grand. Il n’est donc pas déraisonnable de penser qu’ils s’y lièrent d’amitié, même si il est possible aussi qu’ils se soient connus avant ou après la période du lycée.
La grande tristesse d’Eugène Delacroix n’était pas feinte. On connaît en effet le tendre attachement que le peintre avait pour son neveu de cinq ans son cadet et dont il fit plusieurs portraits. On sait en outre que l’artiste fut responsable de Charles quand la mère de ce dernier quitta Paris pour Les Charentes. Eugène suivit donc de près la scolarité de Charles au lycée Louis-le-Grand de 1819 à 1821. Le futur consul était incontestablement le membre de la famille le plus proche de l’auteur de La Liberté guidant le peuple et ce dernier était persuadé que Charles devait être son : « dernier ami dans l’ordre de la nature, puisque son âge me permettait d’espérer qu’il me verrait mourir », confiait-il le 20 juillet 1834 à son ami Charles Soulier(1). En vérité, il lui restait de nombreux cousins à qui il rendit visite jusqu’au crépuscule de son existence mais il resta fondamentalement un solitaire et cela d’autant plus qu’il ne se maria jamais(2).
1 Charles Louis Raymond Soulier, né le 1er août 1792, décédé le 23 décembre 1866. Ami d’Eugène Delacroix. Les deux hommes se rencontrèrent au début de la Restauration (« Soulier, Charles-Louis-Raymond », in HANNOOSH M. (éd.), Eugène Delacroix. Journall, Paris, Librairie José Corti, 2009, t. 2, p. 2339-2343.
2 JOBERT B., Delacroix, Paris, Gallimard, 1997, p. 23, 312 (coll. Monographies) ;
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Ferdinand Victor Eugène Delacroix
Né à Charenton-Saint-Maurice, France, le 26 avril 1798 ; décédé à Paris, le 13 août 1863. Eugène Delacroix1 était le fils de Charles Delacroix qui fut successivement administrateur de la monarchie d’Ancien Régime, député de la Convention nationale puis membre du Conseil des Anciens sous le Directoire et, enfin, préfet sous Napoléon2. Sa mère était Victoire Oeben dont la famille comptait plusieurs ébénistes parisiens parmi les plus célèbres. Il naquit donc dans un milieu aisé mais son père décéda rapidement (1803) et sa mère se révéla une piètre gestionnaire : à la mort de cette dernière en 1814, il ne restait plus grand-chose de l’héritage légué par Charles Delacroix.
Avant cela, le petit Eugène passa une grande partie de son enfance à Marseille puis à Bordeaux. Il revint avec sa mère en 1806 et rentra au lycée impérial (futur Lycée Louis-le-Grand) en octobre. En 1815, il devint élève dans l’atelier de Pierre Guérin et, l’année suivante, il rejoignit les rangs de l’École des beaux-arts de Paris. Toutefois, il lui fallut encore attendre deux ans avant d’exécuter sa première commande, La vierge des moissons, pour l’église D’Orcemont, près de Rambouillet. L’année suivante, il exécuta Le triomphe de la religion pour un autre bâtiment religieux plus prestigieux, la cathédrale de Nantes. En 1822, il exécuta La barque de Dante et l’envoya au Salon parisien : quoique parfois critiquée, cette œuvre lui valut une notoriété naissante. Celle-ci lui permit de bénéficier d’une commande de la ville de Paris en 1824 : il conçut alors Le Christ au jardin des Oliviers. La même année, il envoya quatre peintures au Salon dont les Scènes des massacres de Scio. Ce n’est toutefois rien par rapport à 1827 où il livra pas moins de neuf peintures au Salon auquel il rajouta au début de 1828 La mort de Sardanapale. Durant cette période, surtout après la mort de Guéricault dont il était proche, il se révéla comme l’une des figures les plus importantes du mouvement romantique.
Le changement de régime en 1830 ne perturba en rien son existence, au contraire. Il était au mieux avec les nouvelles autorités au point d’être fait chevalier de la Légion d’honneur en 1831. Au salon, il se distingua avec pas moins de huit peintures et trois dessins dont Le 28 juillet et, surtout, La Liberté guidant le peuple. De fin janvier à juillet de l’année suivante, il séjourna en Afrique du Nord et en Espagne, ce qui influencera son œuvre ultérieure avec, par exemple, Les femmes d’Alger dans leur appartement (1834). Avant cela, en 1833, il fut chargé de décorer le salon du Roi au palais Bourbon : il termina ce travail quatre ans plus tard. Toujours au palais Bourbon, il fut chargé de décorer la bibliothèque en 1838, tâche dont il ne s’acquitta qu’en 1847. D’autres bâtiments furent l’objet de ses talents, comme le Louvre où il décora le plafond central de la Galerie d’Apollon (1850-1851), le Salon de la Paix de l’Hôtel-de-Ville de Paris (1851-1854, détruit par un incendie en 1871) ou encore la chapelle des Saint-Anges à l’église Saint-Sulpice (travaux à partir de 1849, ouverture au public en août 1861). Entretemps, il travaillait toujours pour le Salon mais fut toutefois moins productif qu’avant. Retenons toutefois les œuvres plus célèbres : La justice de Trajan (1840), La prise de Constantinople par les croisés (1841), etc. Par contre, il se dépensa sans compter pour l’Exposition universelle de 1855 où il présenta 36 peintures : ce fut une triomphe, notamment avec la Chasse aux lions. Il récolta ensuite les honneurs académiques en étant élu à l’Institut deux ans plus tard. Notre académie suivit le pas en 1859 en l’élisant associé le 13 janvier.
Il se présenta une dernière fois au Salon de 1859 avec huit peintures dont Le christ descendu au tombeau. Il rendit son dernier soupir le 13 août 1863 et, conformément à ses vœux, fut enterré au cimetière du Père-Lachaise.
1 Pour cette notice, nous nous sommes inspiré des ouvrages d’Arlette Sérullaz et de Barthélémy Jobert (cf. orientation bibliographique).
2 Nous ne développerons pas ici l’hypothèse peu crédible de la paternité de l’artiste attribuée à Talleyrand.
Support : une feuille de papier
Hauteur : 359 mm
Largeur : 230 mm
Cote : 19346/1467