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Lettre à Denis-Pierre-Jean Papillon de La Ferté, du 13 décembre 1773

[fol. 1r]

Monsieur

je joints ici le memoire des copies de l’opera de Sabinus comme vous me l’avés ordonné[.] ne soiés pas étonnés monsieur de ce qu’il est porté un peu haut [:] cet opera a eté fait deux fois et copié deux fois le tout par ordre. cela est évident et peut phisiquement se prouver. de même que pour des troisiemes changemens il a fallu que je nourisse pendant trois semaines dix copistes gaillards de bonne apetit. j’aÿ fait presque les avance de la totalité de ce mémoire cause pour laquelle je suis un peu a l’etroit. Vous m’obligeriés baucoup [sic] monsieur en voulant bien le faire solder le plutot [si] possible. Mr est instruit de cette necessité et disposé en ma faveur[.] je me flatte monsieur que vous voudrés bien me faire cette grace comme de me croire avec respect

 

Monsieur

 

Votre tres humble
Et obeissant serviteur
Gossec


Paris, ce 17 decembre 1773
 

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[fol. 2r]

[Apostille d’un fonctionnaire des Menus Plaisirs]
année 1773.
mariage
de Gossec Dem[ande]…… 3739 livres
Réglé à ………………………… 2400
[paraphe]

[Numéro d’inventaire de la comptabilité des Menus Plaisirs]
n°239

[Apostille d’un fonctionnaire des Menus Plaisirs]
Ve[r]sé & Enregistré
[paraphe]

[Document remis par Gossec :]
Mémoire de la Copie de L’Opera de Sabinus donné devant sa majesté Le 4 Decembre 1773.
Roles, Parties de chœur, partition de chœur[,] Parties d’orchestre et de ballet
~…9668 pages a 5 sols… font……… 2417 livres
Partition 500 p. a 6 sols… font……… 150
Journées………………………………………… 800
Nourritures, papier Et menus frais… 372

Total……………………………………………… 3739 livres

Versailles, 4 décembre 1773. La cour est le théâtre des festivités organisées à l’occasion du mariage du Comte d’Artois, futur Charles X, et de la princesse de Savoie. Si ce genre d’événements n’est pas inhabituel, les moyens déployés sont sans commune mesure avec ceux des mariages princiers précédents. Plusieurs opéras sont joués, dont trois créations quasiment inédites.

Quelques années plutôt, en effet, les Menus Plaisirs(1) de la Chambre du roi convient trois compositeurs issus de la « nouvelle » génération à faire leurs preuves en écrivant une œuvre chacun, dans un style beaucoup plus « moderne » que celui de Lully qui hante la Cour depuis presqu’un siècle. Grétry met en musique le ballet de Céphale et Procris, alors que Philidor reprend sa tragédie Ernelinde, princesse de Norvège. Gossec, quant à lui, se voit confier le livret de Sabinus, tragédie inspirée de l’œuvre de Michel-Paul Guy de Chabanon. Avec des accents patriotiques de circonstance, cette tragédie relate la résistance des Gaulois lors de la conquête de César.

Lors de la représentation à Versailles, les moyens mis à la disposition de Gossec sont de loin les plus importants des productions jouées : 678 costumes en velours brodés d’argent, de très fréquents changements de décors, des effets de machineries à très grand spectacle, des ballets orchestrés par les chorégraphes de renom et un effectif musical colossal(2).

Ces dispositifs permettent à Gossec d’y déployer toute son inventivité, comme son talent de metteur en scène, ne négligeant aucun détail. De juin à décembre 1773, plusieurs répétitions, tantôt à Paris, tantôt à Versailles, sont nécessaires avant cette première représentation. Le spectacle donné à Versailles est un succès total(3).

 

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Le dossier que l’Académie royale de Belgique possède comporte deux pièces d’archives, relatives à cet opéra : un document comptable de la copie de la musique et la lettre justificative, associée(4), de la main du compositeur lui-même.

D’emblée, ce qui frappe en parcourant la lettre, c’est le besoin qu’éprouve Gossec à (sur)justifier ses dépenses dans chacune de ses phrases ou presque (« ne soiés pas etonné » ; « cela est évident et peut phisiquement se prouver »…) ; le ton général y est également ferme (« vous voudrés bien […] me croire avec respect »). En fait, le compositeur est conscient que la somme dont il demande à être remboursé est fort élevée (« il est porté un peu haut »). L’avance qui lui avait été faite de 2400 livres n’a pas été suffisante pour couvrir les frais de sa prestation et il en réclame 1700 de plus « le plutôt [sic] possible ». Car, de son propre aveu, il est « un peu à l’étroit »(5). Mais quelle en est donc la raison ?

À lire entre les lignes, la partition a du être réécrite, « par ordre » (nous verrons tout de suite de qui lui vient cet ordre), après que Gossec l’eût fait copiée une première fois. Puis, la nouvelle version a été copiée à son tour, afin d’être jouée. « Cela est évident et peut phisiquement se prouver », dit-il(6). « Des troisiemes changemens » lui sont demandés encore, nécessitant de recommencer une nouvelle fois la copie de la partition et des différentes parties(7). La tâche met, poursuit Gossec, « trois semaines », et est réalisée « par dix copistes gaillards de bonne apetit ». Là encore, il exagère ses propos, quitte à déformer un peu la réalité, afin d’obtenir une issue favorable à sa requête.

Venons-en au nom du destinataire qui n’est pas mentionné. Quelques minces indices nous permettent d’étayer une hypothèse. Gossec écrit : « Monsieur Hebert est instruit de cette necessité et disposé en ma faveur, je me flatte monsieur que vous voudrés bien me faire cette grace ». En d’autres termes, Gossec n’attend que l’aval de son interlocuteur pour que sa requête soit exécutée. Antoine Hébert, à qui il s’adresse et qui est favorable à sa demande, est trésorier des Menus Plaisirs, seul organe administratif compétent dans ces matières. À cette époque, il n’y a qu’une seule personne qui possède ce pouvoir décisionnel : Denis-Pierre-Jean Papillon de la Ferté, intendant des Menus Plaisirs, supérieur et acolyte de Hébert(8). Le personnage est sur tous les fronts, aussi bien financiers qu’artistiques et concentre tous les pouvoirs entre ses mains. À titre d’exemple, c’est à lui qu’incombe le choix du livret d’opéra, du compositeur, des chanteurs ; il peut également exiger du compositeur qu’il modifie certaines parties de son œuvre. Il est donc probable que ce soit à lui que Gossec adresse sa missive.

 

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Enfin, la pièce comptable nous livre l’issue de cette requête. Quatre écritures composent le document, comme autant d’étapes dans le dédale administratif des Menus Plaisirs. L’écriture la plus soignée est celle d’un copiste engagé par Gossec, détaillant le « mémoire » proprement dit. On y lit, par exemple - et c’est la pratique - que la partition a été copiée en plusieurs versions, à destination des différentes parties (« roles, parties de chœur, partition de chœur, parties d’orchestre et de ballet »)(9). Dans un second temps, un fonctionnaire des Menus Plaisirs dresse une référence et un décompte financier : « année 1773. Mariage. De Gossec. Demande 3739 livres. Réglé à 2400 livres », avec un paraphe qu’il conviendrait d’identifier. Troisième écriture, troisième étape : « n°239 ». C’est le numéro d’inventaire de la comptabilité de l’Argenterie. Enfin, un responsable, qu’il reste à identifier par son paraphe, a noté « Vesé [sic] et enregistré ». Affaire classée : Gossec est remboursé(10).
 

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Le présent dossier d’archives, s’il ne révolutionne pas ce que nous savons déjà sur l’opéra Sabinus, a le mérite d’explorer un peu l’envers du décor et les préparatifs qui incombent au compositeur. Il ajoute une pièce supplémentaire aux dossiers déjà très riches, patiemment collectés par Dominique Lauvernier et Benoît Dratwicki, d’un opéra qui ne demande qu’à être recréé.

 

Grégory VAN AELBROUCK,
Collaborateur scientifique à l'Académie royale de Belgique



(1) Les Menus Plaisirs sont une section de la Chambre du roi. Si les Menus désignaient la gestion des menus objets de la vie courante du souverain (tapisseries, coffres, valets de chambres…), les Plaisirs couvrent les manifestations et les divertissements (bals, théâtre, opéras, costumes, décors, chanteurs, danseurs…).
(2) Des dossiers documentaires exhaustifs sur l’opéra ont été publiés par Lauvernier D., « François-Joseph Gossec, compositeur dramatique : orientations pour l'étude de ses opéras et musiques de scène pour tragédies de Sabinus à Athalie », in MORTIER R. et HASQUIN H. (éd.), Fêtes et musiques révolutionnaires : Grétry et Gossec, Bruxelles, éditions de l’Université libre de Bruxelles, 1990, p. 61-90 (études sur le XVIIIe siècle, 17) Consulter en ligne (Digithèque de l'ULB)et largement traité par DRATWICKI B., « [François-Joseph Gossec] L’œuvre lyrique. Echos ou prémices des Révolutions de la musique en France », in DRATWICKI B. (éd.), François-Joseph Gossec (1734-1829), Versailles, Centre de Musique Baroque de Versailles ; Établissement public du musée et du domaine national de Versailles, 2002, p. 85-100. Consulter en ligne (Philidor)
(3) La reprise à grands frais de l’opéra à l’Académie royale de Musique, quelques mois plus tard, est un échec cuisant. En cause, une œuvre en préparation lui vola la vedette par son caractère novateur qui créa un précédent dans l’histoire de la musique en France : Iphigénie en Aulide de Gluck.
(4) Le format et les plis le confirment.
(5) Les neuf jours qui séparent la représentation de Sabinus et l’envoi de la lettre corroborent ses propos.
(6) Nous possédons encore les esquisses et copies de la partition dont Dominique Lauvernier dresse un inventaire plutôt détaillé dans son article.
(7) Ne voyons pas dans ce cafouillage apparent des manquements de la part du responsable de l’organisation du mariage princier. Bien au contraire. La tenue de l’événement, un mariage princier, ne doit laisser la place à aucune fausse note et le responsable, à qui est adressée cette missive, y veille scrupuleusement.
(8) Denis-Pierre-Jean Papillon de la Ferté est à la tête des Menus Plaisirs et Antoine Hébert est son bras droit. Des nobles occupent bien des postes de prestige, sans implication notable ni pouvoir décisionnel. L’unique formule de politesse utilisée dans la missive, « Monsieur », exclut d’emblée un personnage doté de titres de noblesse.
(9) Une confrontation entre le décompte de notre document (9668 pages pour les parties et 500 pages pour la partition) et les dossiers d’archives autographes permettrait peut-être d’y voir un peu plus clair dans la production de la partition.
(10) « Copie de musique…………3739 livres » (Archives Nationales de France, Paris : 01 3256). L’édition de l’archive se trouve en note 11 de l’article de Dominique Lauvernier.

Sources imprimées
Almanach royal

Revue musicale
, Paris, 1827, p. 222-223.

CHABANON M., Sabinus, tragédie lyrique en quatre actes représentée devant Sa Majesté à Versailles le 4 décembre 1773, et pour la première fois à l’Académie royale de Musique le mardi 22 février 1774, Paris, s.d.

COTTIN P. (éd.), Journal inédit du duc de Croÿ, 1718-1784, 4 vol., Paris, 1907.

GRIMM F. M., Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et de Diderot depuis 1753 jusqu’en 1790, Paris, 1830, p. 296-298.


Publications (articles et livres)

BEAUSSANT Ph., Les plaisirs de Versailles. Théâtre et musique, Paris, Fayard, 1996, 543 p. (coll. Les chemins de la musique).

DRATWICKI A., « Au théâtre de Trianon : airs d'opéras et symphonies de Gossec et Grétry » [Programme de concert, Versailles, 6 novembre 2005], Versailles, Centre de Musique Baroque de Versailles ; Établissement Public du musée et du domaine national de Versailles, 2005, p. 5-11. Consulter en ligne (Philidor).

DRATWICKI B., « [François-Joseph Gossec] L’œuvre lyrique. Echos ou prémices des Révolutions de la musique en France », in DRATWICKI B. (éd.), François-Joseph Gossec (1734-1829), Versailles, Centre de Musique Baroque de Versailles ; Établissement public du musée et du domaine national de Versailles, 2002, p. 85-100. Consulter en ligne (Philidor).

HENIN Ch., « Gossec et ses mécènes », in DRATWICKI B. (éd.), François-Joseph Gossec (1734-1829), Versailles, Centre de Musique Baroque de Versailles ; Établissement public du musée et du domaine national de Versailles, 2002, p. 85-100. Consulter en ligne (Philidor).

LAUVERNIER D., « François-Joseph Gossec, compositeur dramatique : orientations pour l'étude de ses opéras et musiques de scène pour tragédies de Sabinus à Athalie », in MORTIER R. et HASQUIN H. (éd.), Fêtes et musiques révolutionnaires : Grétry et Gossec, Bruxelles, éditions de l’Université libre de Bruxelles, 1990 (études sur le XVIIIe siècle, 17), p. 61-90. Consulter en ligne (Digithèque de l'Université libre de Bruxelles).

ROLE Cl., « Une biographie de Gossec », in DRATWICKI B. (éd.), François-Joseph Gossec (1734-1829), Versailles, Centre de Musique Baroque de Versailles ; Établissement public du musée et du domaine national de Versailles, 2002, p. 85-100. Consulter en ligne (Philidor).

ROLE Cl., François-Joseph Gossec (1734-1829). Un musicien à Paris. De l'Ancien Régime à Charles X, Paris, Editions L'Harmattan, 2000, 349 p. (coll. Univers musical).

François-Joseph Gossec

Après une maîtrise à l’église de Walcourt, puis à la cathédrale d’Anvers, ce fils de fermier est rapidement remarqué. Jean-Philippe Rameau lui-même l’invite à Paris pour le faire engager comme chef d’orchestre par le Fermier général La Pouplière (1761).

À cette époque, sa Messe des morts connaît un succès retentissant ; par son orchestration, d’une grande modernité, elle annonce Berlioz. Alors que les opéras-comiques de Gossec, comme Toinon et Toinette (1767), tiennent l’affiche de la Comédie-Italienne, le compositeur fonde le Concert des Amateurs, destiné à exécuter des œuvres orchestrales. Il compose d’ailleurs à cette époque pas moins de vingt-quatre symphonies, bien avant Haydn, ce qui lui vaudra le surnom de « père de la symphonique française ».

Son poste de maître de chapelle du Prince de Conti lui ouvre pendant un temps les portes de la Cour. Ses tragédies Sabinus et Thésée y côtoient celles de Lully et de Grétry. Prometteur dans le genre, ses œuvres connaissent pourtant un succès mitigé, tandis que Gluck lui porte ombrage. Nommé sous-directeur de l’Académie royale de Musique, Gossec devient jusqu’en 1785 membre du Comité directorial de l’Opéra.

Républicain convaincu, le régime révolutionnaire l’installe directeur du Conservatoire national, en 1795. Gossec fait partie d’une ancienne génération de compositeurs, à la fin du XVIIIe siècle, à être nommés à la tête des institutions nouvellement créées : le Conservatoire et l’Académie des Beaux-Arts de l’Institut. Grétry, Méhul, Cherubini et le Sueur connaissent le même destin. Le régime nouveau le charge de composer des pièces de circonstance, comme la musique de la garde nationale, l’Hymne à l’Être suprême ou le Triomphe de la République.

Nommé en 1799 membre de la Commission de l’Opéra, Gossec fournit à Napoléon de nouvelles cantates, à la gloire de l’Empire cette fois-ci. C’est comme Directeur du Conservatoire qu’il achève sa carrière, léguant quelques traités de musique qui feront date. Il se retire à Passy en 1815 et s’éteint en 1829.

Gossec est souvent associé à Grétry, pour avoir connu une carrière similaire : arrivés à Paris sous Louis XV, compositeurs des fêtes royales sous l’Ancien Régime, adulés par l’époque révolutionnaire, ils occupent des postes clés sous l’Empire. Par ces réorientations successives, la postérité les a sans doute quelque peu malmenés. Les associant à une image de compositeurs « faciles », elle ne leur a pas pardonné ce que le siècle romantique a perçu comme un manque d’engagement politique, alors qu’ils étaient tous deux soucieux d’assoir leur notoriété.


 

Grégory VAN AELBROUCK,
Collaborateur scientifique de l'Académie royale de Belgique

Les deux documents autographes, sous plis
Support : Papier

Hauteur : 196,5 mm
Largeur : 154,7mm

Date : 1773

Cote : 19346/1992

Lithographie
Hauteur : 145,5
Largeur : 107,0mm

Support : papier
Date : ca. 1820

Auteur : Brun (d’après une sculpture de Jacques Noël Marie Fremy)
Provenance : Quérard (mentionné de façon autographe, sur le document)

Cote : 19346/1992

Buste
Hauteur : 805 mm
Largeur : 580 mm
Profondeur : 350 mm

Matériau : Marbre
Date : ca. 1810

Auteur : Pierre-Joseph Feyens

Numéro d’inventaire : 29

Photographie : Luc Schrobiltgen