Lettre à François-Joseph Navez, 22 juillet 1828
Mardi 22 juillet 1828
Ainsi que vous avez bien voulu me le permettre Monsieur, je vous envoie ma première croute d’après nature - comme elle a pour la pauvre mère de l’enfant, le mérite de la ressemblance, je ne vous prie pas d’en allumer votre poêle, mais bien de la renvoyer revue et corrigée par Monsieur Bataille si vous avez la bonté de le lui demander et de plus encadrée du meilleur marché possible car ce chef d’œuvre doit habiter une mauvais chaumière.
Vous ignoriez sans doute à quel point votre vieille écolière, useroit et abuseroit de votre obligeance mais je suis bien persuadée que vous ne m’en refuserez pas des preuves toutes les fois que mon estime, ma confiance et mon attachement vous en demanderont - ainsi attendez-vous à de nouvelles croutes - Gardez moi le secret sur celle-ci car je ne veux point faire rire le baron ni l’aimable rieuse au souvenir de laquelle je vous prie de me rappeler
C. [Cabarrus ? Caraman ?] princesse de Chimay
J’ai ici le portrait vivant de votre Sainte Catherine et plus grande que moi -
[Adresse sous pli :]
Monsieur
Monsieur Navez
à Bruxelles
[Apostille à côté de l’adresse, de la main de la princesse ?]
a oo
princesse de Chimay
La lettre ci-dessus nous dévoile un aspect peu connu de la vie de Madame Tallien. Bien des pages en effet ont été noircies sur son rôle durant la Révolution française et le Consulat ou encore sur son amour de la musique mais très peu sur ses talents1 de peintre. Elle avait eu pour professeur Jean-Baptiste Isabey2, soit sans doute l’un des meilleurs portraitistes en miniature de son siècle3. Thérésia faisait donc des miniatures et le portrait était son œuvre favorite4.
On sait peu de choses des relations entre l’ancienne madame Tallien et François-Joseph Navez, tout au plus qu’elle fut une élève5 de l’atelier ouvert par Navez en 18236. Sans doute suivait-elle ses cours durant les hivers qu’elle passait souvent à Bruxelles7. En outre, un portrait du prince de Chimay fut effectué par Navez8.
On ne connait rien par contre de la qualité des œuvres de Thérésia : il semble en effet qu’aucune ne fut conservée9 et nous ne possédons pas celle qui accompagnait la missive ci-dessus. Cela n’est peut-être pas le fruit du hasard au vu de ce qu’en dit elle-même la princesse. On la sent un peu découragée face à sa « croûte », terme ô combien péjoratif, déjà à l’époque10 ! De plus, elle s’abstiendrait de demander au peintre bruxellois de ne pas brûler son œuvre si elle était plus sûre d’elle-même. Nous possédons une autre lettre adressée au même Navez et datée de juillet 1828 : tout n’y est que plaintes et reproches multiples envers M. Bataille11 mentionné ci-dessus. L’art n’est jamais aisé certes mais on peut légitimement se poser des questions quand il n’est que douleurs et contrariétés…
Terminons par la Sainte-Catherine mentionnée par la princesse : il s’agit certainement de celle du tableau intitulé : Sainte Catherine devant les philosophes, commandé à Navez par le baron Vande Venne pour l’église de Sainte-Catherine à Malines et conçu la même année que la « croûte » de la princesse de Chimay12.
1 Si talent il y a, nous y reviendrons.
2 HOUSSAYE A., Notre-Dame de Thermidor. Histoire de Madame Tallien, Paris, Henri Plon, s.d., p. 486. GASTINE L., La Belle Tallien. Tome 2. Reine du directoire, Paris, Albin Michel, s.d., p. 411, 412. CORNAZ M., Les Princes de Chimay et la musique. Une famille de mélomanes au coeur de l'histoire. XVIe-XXe siècle, Tournai, Bruxelles ; La Renaissance du Livre, Dexia Banque, 2002, p. 57, 58.
3 FOUCART B., « Isabey Jean-Baptiste », in Encyclopaedia universalis - Thesaurus index D - Kowal, s.l., Encyclopaedia universalis, 1996, p. 1853.
4 HOUSSAYE A., Notre-Dame de Thermidor (…), op. cit., p. 486.
5 D’où l’expression de « vieille écolière » utilisée par la princesse de Chimay dans la lettre nous intéressant ici.
6 ALVIN L. « Notice sur François-Joseph Navez, membre de l’Académie », in Annuaire de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, Hayez, 1871, p. 170. Cet atelier fut fermé en 1849 quand une classe de peinture fut créée au sein de l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles dont Navez était professeur (Ibidem, p. 150).
7 HOUSSAYE A., Notre-Dame de Thermidor (…), op. cit., p. 477.
8 CORNAZ M., Les Princes de Chimay et la musique (...), op. cit., p. 45.
9 L’inventaire d’Émile Dony n’en dit rien (DONY É., Les archives du château de Chimay. Recueil d’analyses, textes & extraits, Bruxelles, Hayez, 1922, 162 p.) et, à l’heure actuelle, le château de Chimay n’en conserve aucune. Il est possible aussi que les toiles de la princesse aient disparu dans l'incendie du château de Chimay en 1935 (CORNAZ M., Les Princes de Chimay et la musique (...), op. cit., p. 195-197), nous ne savons. Nous tenons à remercier le Prince Philippe de Chimay pour son aimable collaboration.
10 http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?74;s=1353687645;r=3;nat=;sol=1;
11 Son identité nous est restée inconnue.
12 ALVIN L. « Notice sur François-Joseph Navez, membre de l’Académie », op. cit., p. 187.
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BOURQUIN M.-H., Monsieur et madame Tallien, Paris, Perrin, 1987, 385 p.
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CORNAZ M., Les Princes de Chimay et la musique. Une famille de mélomanes au coeur de l'histoire. XVIe-XXe siècle, Tournai, Bruxelles ; La Renaissance du Livre, Dexia Banque, 2002, 270 p.,1 cd audio.
DE CHIMAY E., La princesse des Chimères, Paris, Plon, 1993, 305 p.
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DOISY M., « Souvenirs musicaux du château de Chimay », in Olloy-sur-Viroin et la région folklorique, historique et documentaire. Bulletin de l'U.C. Olloy, n° 199-200, juillet-août 1970, p. 112-114.
DONY É., Les archives du château de Chimay. Recueil d’analyses, textes & extraits, Bruxelles, Hayez, 1922, 162 p.
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GASTINE L., La Belle Tallien. Tome 2. Reine du directoire, Paris, Albin Michel, s.d., 464 p.
GASTINE L., Madame Tallien, Notre Dame de Thermidor, from the Last Days of the French Revolution until her Death as Princess de Chimay in 1835, London, New York, John Lane, Toronto, Bell and Cockburn, MCMXIII, VII-348 p. (traduction de J.-Lewis May).
HOUSSAYE A., Notre-Dame de Thermidor. Histoire de Madame Tallien, Paris, Henri Plon, s.d. 496 p.
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Thérésia Cabarrus (ex-Madame Tallien)
Thérésia Cabarrus, successivement épouse Devin de Fontenay, Tallien et princesse de Chimay, né à Carabanchel Alto (Espagne) le 31 juillet 1773, décédé à Chimay le 15 janvier 1835. Thérésia naquit en Espagne dans le château familial situé près de Madrid1. Son père François se fit remarquer par les autorités espagnoles pour ses compétences en matières financières et économiques : à titre d’exemple, il fut l’auteur d’un projet de bons du Trésor lancés avec succès et constitua la banque Saint-Charles, future Banque nationale espagnole du XIXe siècle. Il fut également un des représentants des courants éclairés de l’Espagne du XVIIIe siècle.
Après avoir passé les premières années de sa vie dans la campagne espagnole, sa fille rejoignit Paris à l’âge de cinq ans et y fut éduquée au Couvent de la présentation puis, à l’âge de dix ans, dans la pension réputée de Marie Leprince de Beaumont. Elle y apprit à faire de l’aquarelle, de la dentelle, de la tapisserie, à jouer de plusieurs instruments de musique et à chanter. Sa beauté peu commune attira vite les regards masculins, et particulièrement celui de Jean-Jacques Devin de Fontenay, conseiller du roi au Parlement de Paris. Ils se marièrent alors qu’elle n’avait que quatorze ans. Le couple fréquenta les salons tenus par les dames illustres de Paris : Thérésia éclipsa les autres femmes par son esprit et sa beauté. Son premier salon fut celui d’Adélaïde-Édmée Prévost de La Live de La Briche où se pressaient l’élite intellectuelle et artistique du moment et les membres influents de la magistrature et de la finance. Tradition familiale aidant (son père et son grand-père étaient francs-maçons), elle rejoignit les rangs de la Société Olympique où elle rencontra sans doute Cherubini. Thérésia organisait aussi des fêtes auxquelles elle conviait l’aristocratie, notamment quand il s’agit de fêter la naissance du seul enfant qu’elle eut de de Fontenay. Les infidélités répétées de ce dernier entraîna toutefois la séparation du couple bien que le divorce ne fut prononcé qu’en 1793. Entretemps, la future princesse de Chimay adhéra aux idéaux de 1789 et se faisait appeler la « citoyenne Fontenay ». Toutefois, son enthousiasme s’estompa quelque peu quand la révolution se fit de plus en plus sanglante. Elle prit peur et tenta en 1793 de se réfugier en Espagne. Elle fut toutefois stoppée à Bordeaux du fait du début de la guerre entre ce pays et la France. C’est à ce moment que Jean-Lambert Tallien fut envoyé dans Bordeaux continuellement en insurrection contre le pouvoir parisien. Il y exerça un pouvoir absolu pendant quelque mois et y combattit les Girondins sans relâche. Thérésia l’approcha et le séduisit rapidement. Ils participèrent ensemble aux cérémonies républicaines, ce qui valut des ennuis à Tallien dans les cénacles parisiens et cela d’autant plus qu’elle obtint de lui l’annulation de plusieurs exécutions. En 1794, Tallien fut destitué par le Comité de salut public : il quitta Bordeaux pour Paris afin de se justifier. Sa compagne fuit Bordeaux en mai mais fut arrêtée à Versailles durant la nuit du 30 au 31 mai et emprisonnée dans la prison de la petite Force. Elle fut condamnée à mort le 25 juillet mais le coup d’État contre Robespierre orchestré par son amant, Barras et Fréron la sauva in extremis. La fin de la Terreur entraîna une multitude de fêtes parisiennes dont Thérésia fut souvent la reine. Enceinte de Tallien, elle se maria avec lui civilement le 26 décembre 1794. Elle reçut souvent la veuve du vicomte Alexandre de Beauharnais, connue plus tard comme Joséphine de Beauharnais. Celle-ci épousa Bonaparte le 9 mars 1796 avec Tallien et Barras pour témoins. La future impératrice et Madame Tallien aimaient lancer des modes vestimentaires et furent alors qualifiées de « merveilleuses ». Thérésia reprit ses habitudes de l’Ancien régime en recevant chez elle le Tout-Paris et plus particulièrement les artistes, peintres et écrivains de l’époque dont Madame de Staël. Elle eut encore une fille de Tallien mais le quitta quand il ne joua plus aucun rôle politique. Elle devint la maîtresse de Barras : ils eurent ensemble un enfant mort-né. Elle quitta l'ancien régicide en 1798 et fit la connaissance du riche financier Gabriel-Julien Ouvrard dont elle devint la maitresse. Quoique marié, Ouvrard lui fit quatre enfants. L’arrivée au pouvoir de Napoléon fut funeste pour la « merveilleuse » : le chef d’état, garant désormais d’un certain ordre moral, ne voulait pas de cette femme à la réputation sulfureuse au sein de sa cour malgré l’amitié de celle-ci pour Joséphine.
Le discrédit de Thérésia n’empêcha pas le prince de Chimay (François-Joseph de Riquet de Caraman) d’en tomber amoureux : ils se marièrent le 22 août 1805, malgré la désapprobation de la famille princière. La nouvelle princesse de Chimay donna trois enfants à François-Joseph. Le couple princier passait son temps entre le château de Chimay en restauration et leur hôtel particulier de Paris. Dans ces deux endroits, ils recevaient beaucoup de musiciens comme Daniel François Esprit Auber, Rodolphe Kreutzer, Pierre Rode, Luigi Cherubini, etc. Au mois de septembre 1821, l’hôtel parisien fut vendu : la demeure chimacienne devint alors la résidence principale du couple qui protégea plusieurs artistes comme Cherubini et Auber (cf. supra) mais aussi George Alexander Osborne ou Nicolas Plattel pour ne parler que de ceux-là. C’est également au sein du château de Chimay que Charles de Bériot et Maria Malibran s’éprirent l’un de l’autre. De même origine espagnole, Maria Malibran et Thérésia devinrent amies durant la même époque. La santé de la princesse de Chimay déclina ensuite suite à des problèmes de foie. Édouard Cabarrus, l’un des fils qu’elle eut du financier Ouvrard et médecin de réputation internationale, ne put rien pour elle : elle trépassa le 15 janvier 1835. Son corps reposa dans un premier temps dans l’ancien cimetière de Chimay avant d’être enfui dans la crypte de la collégiale des Saints Pierre-et-Paul de la même ville.
1 Pour cette notice, nous nous sommes inspiré principalement du remarquable travail de Marie Cornaz (Cf. orientation bibliographique).
Support : une feuille de papier, quatre plis
Hauteur : 227 mm
Largeur : 371 mm
Cote : 19346/1119