Lettre à Joseph Cerutti, circa janvier 1788
J’ai l’honneur d’envoyer à Monsieur Ceruti le numéro XI de l’analyse des papiers anglois qui contient sa lettre. J’ai selon la permission qu’il a bien voulu m’en donner retranché du post-scriptum la menace d’une poursuite judiciaire qui ne pourrait que donner un nouveau prétexte à la haine. Il ne faut jamais la défier lorsqu’elle n’est ni franche, ni généreuse et lorsqu’elle l’est, elle vaut d’être désarmée. J’ai passé hier au matin chez Monsieur Cerruti, et comme ce n’étoit pas une simple visite d’étiquette que je voulais lui faire, je ne montai pas parce que j'avais quelqu'un dans mon carrosse qui ne m'auroit pas permis de m'arrêter plus d'un instant. J'espère trouver sa porte ouverte, et le convaincre de plus en plus qu'une disposition inquiète provoquée par de perfides on dit a fait place dans mon esprit et dans mon cœur au désir de former une liaison qui nous devienne chère à nous deux.
Le comte de Mirabeau
Vendredi
L’Analyse des Papiers Anglois dont parle ici le comte de Mirabeau fut créé et dirigé par ce dernier en novembre 1787. Ce périodique parut pendant un an, à raison de deux numéros par semaine à partir de novembre 1787. Le titre ne doit pas tromper : sous le couvert d’un résumé de la presse anglaise, il s’agissait d’assurer la propagande en faveur de la convocation des Etats Généraux, des libertés civiles, de l’abolition des privilèges, de l’abolition de l’esclavage ou encore de la lutte contre le pouvoir arbitraire[1].
La lettre évoquée ci-dessus est effectivement reprise dans le numéro XI de l’Analyse des papiers anglois paru en janvier 1788[2]. Adressée à un membre de l’Académie française dont l’identité nous est restée inconnue, elle était donc rédigée par Antoine-Joseph Cerutti[3] et dans le style typique des joutes littéraires sous forme épistolaire de la fin du XVIIIe écrites. Il s’y justifiait de son passé de Jésuite et de ses prises de positions politiques de l’époque. Il sera l’auteur en novembre 1788 d’un Mémoire pour le peuple français qui fut très bien accueilli par le public. Il y donnait son opinion sur l’organisation future des Etats Généraux de 1789. Remettant en cause les prétentions des privilégiés à dominer la future assemblée, il estime que celle-ci doit représenter la Nation, l’intérêt national. À l’époque, il était donc clairement du côté des idées nouvelles. Quoi d’étonnant ? N’avait-il pas fréquenté D’Almenbert, Marmontel, La Harpe et bien d’autres ? Cela ne l’empêchera pas de prendre plus tard quelques distances avec la Révolution dont les « excès » le dérangeaient[4]…
Dans le document nous intéressant ici , Mirabeau fait part de son désir d’une collaboration avec Cerutti. Il semble que son vœu fut exaucé puisque Cerutti fut une des personnes qui alloua ses talents littéraires à la préparation des discours de Mirabeau. Il prononça aussi une oraison funèbre dédiée à Mirabeau lors de la cérémonie religieuse au sein de l’Eglise Saint Eustache (Paris) le 5 avril 1792[5].
[1] Dictionnaire des journaux 1600-1789 [consulté le 16 mars 2021, https://dictionnaire-journaux.gazettes18e.fr/journal/0103-analyse-des-papiers-anglais].
[3] Né à None (Piémont) le 13 juin 1738, décédé à Paris le 3 février 1792.
[4] PELLISSON M., « Un jésuite passé à la Révolution : Joachim Cerutti », dans Revue politique et parlementaire, 1906, n° 4, p. 292-315 [consulté le 13 mars 2021 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k141112/f292.image]. .
[5] « Cerutti (Joseph-Antoine-Joachim) » dans Nouvelle biographie générale (…) , tome 9 [consulté le 16 mars 2021 : https://books.google.be/books?id=jgQJAAAAQAAJ&pg=PAPA417&redir_esc=y#v=onepage&q&f=false].
CHAUSSINAND-NOGARET G., Mirabeau, Paris, Seuil, 1982
Centre aixois d'études et de recherches sur le XVIIIe siècle. Les Mirabeau et leur temps [Texte imprimé], actes du Colloque d'Aix-en-Provence, 17 et 18 décembre 1966, Paris, Clavreuil, 1968.
CHEVALLIER J.-J., « The Failure of Mirabeau's Political Ideas », dans The Review of Politics, vol. 13, no 1, janvier 1951, p. 88-107.
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EPSTEIN D. M., « Mirabeau and The French Revolution : A Reappraisal », dans The Historian, vol. 32, no 4, août 1970, p. 576-594.
FURET F., « Mirabeau », dans FURET F. et OZOUF M., Dictionnaire critique de la Révolution française, Flammarion, 1988, p. 299-308.
MANCERON C. et MANCERON A., Mirabeau, l'homme à la vie brûlée, Paris, Dargaud, 1969.
Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck pendant les années 1789, 1790 et 1791, Paris, 1851, 3 vol. ; réédition établie par Guy Chaussinand-Nogaret, Paris, Hachette, 1986.
PRICE M., « Mirabeau and the court : some new evidence », dans French Historical Studies, vol. 29, n° 1, hiver 2006, p. 37-75.
QUASTANA F., La pensée politique de Mirabeau (1771-1789). Républicanisme classique et régénération de la monarchie, Aix-en-Provence, PUAM, 2007.
SERNA P., « Sade et Mirabeau devant la Révolution française », dans BOURMEAU S., CARDONa D., COLLOVALD A. et HEURTIN J.-P. (dir.), Les liaisons dangereuses. Histoire, sociologie, science politique, dans Politix, vol. 2, n° 6, printemps 1989, p. 75-79.
TROUSSON R., « Mirabeau vu par les écrivains romantiques », dans Dix-huitième Siècle, 20, 1988, p. 415-430
ZORGBIBE C., Mirabeau, Éditions du Fallois, 2008.
Honoré-Gabriel Riqueti, comte de Mirabeau
Le comte de Mirabeau était issu d'une vieille famille de la noblesse provençale. Il était le fils aîné de Victor Riqueti, un des fondateurs de l'école physiocratique. Il commença une carrière militaire à l'âge de 17 ans. Il y connut ses premières aventures scandaleuses, si bien que son père décida de le faire enfermer dans la forteresse de l'île de Ré et dans d'autres endroits durant l'Ancien Régime vieillissant. L'auteur de L'ami des hommes n'était pas exactement un père bienveillant et, pour reprendre une phrase heureuse de François Furet : "Le marquis philanthrope et le futur leader de la Révolution ont réservé la philosophie du siècle pour l'usage public". Il faut dire que le fils ne cessait de se distinguer de façon négative. Il accumulait les dettes, abandonnait son régiment, compromettait bien des femmes y compris la sienne et même sa sœur avec qui il coucha. Le plus grand scandale fut malgré tout son évasion du fort de Joux en 1776 (grâce à une lettre de cachet paternelle...) en compagnie de Sophie Dolle, la jeune épouse du président de la Cour des comptes de Dole. Ce "rapt de séduction" pouvait lui valoir la peine capitale. Aussi, il n'eut d'autre solution que de fuir en Suisse, en Allemagne et enfin en Hollande où il obtint la nationalité. Un mandat d'extradition fut émis et eut pour conséquence son arrestation spectaculaire en mai 1777. Il fut ramené en France et incarcéré dans le château de Vincennes durant trois ans. Il se consacra donc à l'écriture, cette passion qu'il partageait avec ce père tant abhorré. Il conçut des dizaines de brochures sur les sujets les plus divers, dont un ouvrage érotique intitulé Erotika-Biblion et un autre au contenu plus austère en deux volumes et ayant pour titre : Des lettres de cachet et des prisons d'État. Comme le laisse suggérer son titre, Mirabeau s'y montrait comme le contempteur de la justice d'Ancien Régime. En août 1782, il se rendit à Neuchâtel où il fit la connaissance d'exilés genevois. Ce fut le départ d'une intense activité éditoriale dont le premier ouvrage fut un Mémoire sur Genève adressé à Vergennes. Durant les années suivantes, Mirabeau participa à toutes les polémiques du temps, non sans s'enrichir au passage en bénéficiant des largesses de mécènes désireux de défendre leurs intérêts aux yeux de l'opinion grâce à un écrivain brillant. Ce dernier pouvait ainsi rembourser ses nombreuses dettes et mener grand train comme toujours. D'un point de vue politique, il fut membre de la Société gallo-américaine en 1787 et fut un des fondateurs de la Société des Amis des Noirs en février 1788. N'ayant pu participer à l'Assemblée des Notables, il attaqua violemment le ministre Calonne. L'échec de cette assemblée le motiva à participer à la campagne des États Généraux. Il était alors partisan d'une monarchie parlementaire avec une abolition des privilèges fiscaux et de l'arbitraire dans tous les domaines. Il songeait également que le Roi devait s'allier avec le Tiers État et les membres les plus éclairés de la noblesse et du clergé. Sa réputation sulfureuse lui fermait toutefois les portes de la représentation de la noblesse. Qu'à cela ne tienne : il profita des troubles de subsistance à Aix et à Marseille pour se faire élire député du Tiers État de la sénéchaussée d'Aix. Aux États Généraux, ses talents oratoires exceptionnels le firent accéder de suite à la célébrité. Toutefois, l'irruption du peuple dans le déroulement de la Révolution provoque rapidement son inquiétude, quoiqu'il fut l'un des fondateurs du Club des Jacobins. Il tenta tout dès lors pour le modérer. Dépassé par sa gauche, il fonda avec La Fayette, Talleyrand et d'autres la Société 1789 en avril 1790 La devise de ce club était : "plus d'insurrection, point de réaction". Parallèlement, il proposait discrètement ses services à la Cour pour amener Louis XVI à accepter la Révolution. Son programme d'alors peut se résumer comme suit : le souverain devait accepter le nouveau régime puis se mettre en sûreté à Rouen pour arrêter la Révolution et empêcher la Contre-Révolution. Stipendié par la Cour, celle-ci n'écouta jamais le tribun. À partir du printemps 1790, les clubs et les journaux patriotes commençaient à soupçonner le double jeu de Mirabeau. Il s'isola de plus en plus tout en continuant de mener une vie aussi dispendieuse que débauchée. Il renforça les doutes à son égard en s'opposant à la Constitution civile du clergé dont il pensait qu'elle pouvait engendrer un schisme religieux. Il réussit toutefois à décrocher la présidence de l'Assemblée nationale le 30 janvier 1791. Il semblait au sommet de sa gloire mais la mort le rattrapa peu de temps après ce dernier moment de gloire. Sa disparition provoqua une grande émotion : des cérémonies funéraires se succédèrent partout et des bustes de Mirabeau se vendirent par milliers. Surtout, sur ordre de l'Assemblée nationale, son corps fut inhumé le 4 avril 1791 en l'église Sainte Geneviève qui devint un peu plus tard le Panthéon. La découverte en novembre 1792 de sa correspondance avec la Cour et les sommes versées par cette dernière au célèbre orateur ruinèrent sa réputation. Le 27 novembre 1793, la Convention ordonna le retrait de son cercueil du Panthéon. Premier occupant de ce lieu, il fut, ironie de l'histoire, le premier "dépanthéonisé".
Lettre
Hauteur : 182 mm
Largeur : 120 mm
Cote : 19346/3260
Portrait
Mirabeau., J. lith. de Delpech, avec une signature en fac-similé
Hauteur : 273 mm
Largeur : 176 mm
Cote : 19346/3260