Lettre à Mathieu Dumas, 1796
Samedi après diné
Vous avés eu la bonté, monsieur, de me donner jusqu’à lundi, pour trouver le mot de votre charade ; mais, je vous le dis en conscience , J’y reverais dix ans sans pouvoir le trouver ; je n’ai pas, comme mon confrère le sourd, le talent qu’il faut pour cela. Les charades sont bien plus aisées a faire qu’a deviner. Et puis il y a certains mots dans le français qu’on ne peut pas trop diviser, sans courir le danger de dire une sotise. Ce n’aurait qu’a etre un de ces mots là ; en conscience vous ne devriés pas m’y exposer ! Charade a part, mes respects a vos Dames.
[Apostille en haut à gauche d’une autre écriture que celle de Beaumarchais]
Beaumarchais
[Apostille à côté de la signature d’une autre écriture que celle de Beaumarchais]
1796
[Verso]
Monsieur Dumâs
Une lecture rapide de ce document faisant partie de la riche collection des autographes du baron de Stassart pourrait faire croire à l’impossibilité pour Beaumarchais de résoudre une charade envoyée par Mathieu Dumas. En réalité il n’en est rien : l’auteur du Mariage de Figaro donne à deux reprises la solution en soulignant « en conscience »1.
Si la date de 1796 indiquée est certainement la bonne2, il est néanmoins difficile d’être plus précis. Avant nous, Jérôme Vercruysse et Bénédicte Obitz ont chacun émis une hypothèse quant à la datation de cette missive. Le premier estime que cette dernière fut écrite après le retour de Beaumarchais à Paris le 5 juillet 17963. Madame Obitz, quant à elle, estime que Pierre Charron était le nom d’exil pendant l’ « affaire des fusils »4 soit avant son retour à Paris. Nous penchons pour cette dernière hypothèse vu le travail de Madame Obitz sur l’ensemble de la correspondance de Pierre-Augustin5. Il était sans doute préférable que Beaumarchais fasse preuve de discrétion et se cache sous un nom d’emprunt étant donné son statut d’émigré hérité de l’affaire susdite. Cette dernière est trop complexe pour être détaillée ici dans son intégralité6. Rappelons toutefois que Beaumarchais se chargea de fournir au gouvernement français des armes en provenance de Zélande en 1792, en contrepartie d’un pourcentage sur cette transaction bien entendu. Durant les années suivantes, Beaumarchais dut composer avec les incessants changements politiques français (avec des gouvernements lui étant tantôt favorables, tantôt hostiles), les blocages en provenance de l’étranger et les manœuvres hostiles de ses ennemis. La livraison d’armes n’eut jamais lieu mais cette histoire valut à Beaumarchais de multiples ennuis durant les années qui suivirent : emprisonnements, perquisition et mise sous scellés de son domicile parisien, voyages incessants à l’étranger et, surtout, apposition de son nom à plusieurs reprises sur la liste des émigrés. Son nom fut toutefois définitivement rayé le 1e juin 1796, grâce notamment à l’aide de Mathieu Dumas7.
1 OBITZ B., Beaumarchais en toutes lettres. Identités d’un épistolier, Paris, Honoré Champion éditeur, 2011, p.94.
2 Elle fut ajoutée par le baron de Stassart ou Dumas, le premier ayant indiqué sur un papier joint à la missive nous intéressant ici : « un autre donné par le général Dumas aide de camp de Sa Majesté ». Nous n’avons trouvé trace cependant de la fonction d’aide de camp pour Mathieu Dumas dans les deux biographies en notre possession (BOUILLET M.-N., CHASSANG A. (dir.), Dictionnaire universel d’histoire et de géographie, Paris, Librairie Hachette, 1878, vingt-sixième édition, p. 565 ; MULLIÉ C., Biographie des célébrités militaires des armées de terre et de mer de 1789 à 1850, Paris, Poignavant et compagnie, 1852,p. 463) : s’agit-il donc bien de Mathieu Dumas ou d’une de ses fils ? Si cela est possible nous reviendrons ultérieurement sur cette question.
3 VERCRUYSSE J., «Lettres inédites de Beaumarchais», in Revue des sciences humaines, n°134, avril-juin 1969, p. 215, 216.
4 OBITZ B., Beaumarchais en toutes lettres (…), op. cit., p.94.
5 En outre, le dossier contenant cette lettre comprend également un reçu pour les éditions complètes de Voltaire datant de février 1785 avec « Caron de Beaumarchais » en signature. On trouve une reproduction de ce document dans un article de Jérôme Vercruysse datant de 1986 (« L’imprimerie de la Société littéraire et typographique de Kehl en 1782 », in Lias, XIII, 1986, 2, p. 208).
6 MORTON B.N., La dernière aventure de Beaumarchais : l’affaire des fusils de Hollande, Paris, Lettres modernes, 1970, 64 p. (coll. Archives des lettres modernes, 111). LEVER M., Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1999, tome 3, p. 235-352. FAY B., Beaumarchais ou les fredaines de Figaro, Paris, Librairie Académique Perrin, 1971, p. 342-366.
7 OBITZ B., Beaumarchais en toutes lettres (…), op. cit., p.460. LEVER M., Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais (…), op. cit., p. 352, 434.
DE LOMÉNIE L., Beaumarchais et son temps, Paris, Genève, Slatkine reprints, 1970, 2 vol. XII-523-601 p.
FAY B., Beaumarchais ou les fredaines de Figaro, Paris, Librairie Académique Perrin, 1971, 415 p.
FRANTZ P., "Beaumarchais (Pierre-Augustin Caron de) 1732-1799", in Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1996, corpus 3, p. 927-930.
GATTY J.C., Beaumarchais sous la Révolution. L’affaire des fusils de Hollande, Leyde, E.J. Brill, 1976, VI-363 p.
GENDRON F., « Beaumarchais Pierre Augustin Caron de », in SOBOUL A. (dir.), Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, Presses universitaires de France, 2005, 1989, p. 102-103 (rééd. Quadrige, 2005).
GRENDEL F., Beaumarchais ou la calomnie, Paris, Flammarion, 1973, 566 p.
LEVER M., Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1999, 3 tomes, 587-510-481 p.
LINTILHAC E., Beaumarchais et ses œuvres. Précis de sa vie et histoire de son esprit d’après des documents inédits., Genève, Slatkine reprints, 1970, V-447 p.
MORTON B.N., La dernière aventure de Beaumarchais : l’affaire des fusils de Hollande, Paris, Lettres modernes, 1970, 64 p. (coll. Archives des lettres modernes, 111).
OBITZ B., Beaumarchais en toutes lettres. Identités d’un épistolier, Paris, Honoré Champion éditeur, 2011, 554 p. (coll. Les dix-huitièmes siècles, 159). On trouve une remarquable bibliographie de la page 363 à la page 389.
POLLITZER M., Beaumarchais le père du Figaro, Paris, La Colombe, Éditions du Vieux Colombier, 1957, 266 p.
POMEAU R., Beaumarchais ou la bizarre destinée, Paris, Presses Universitaires de France, 1987, 227 p. (coll. Écrivains, 11).
VON PROSCHWITZ G., VON PROSCHWITZ M., Beaumarchais et le Courrier de l'Europe : documents inédits ou peu connus, Oxford, The Voltaire Foundation, 1990, 2 vol., XXVII-1289 p. (Studies on Voltaire and the Eighteenth century, vol. 273-274).
ROBINSON P. (éd.), Beaumarchais : homme de lettres, homme de société, Oxford, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt, New York, Wien, Lang, 2002, 2e édition, 298 p. (French studies of the eighteenth and nineteenth centuries, vol. 8).
VERCRUYSSE J., « L’imprimerie de la Société littéraire et typographique de Kehl en 1782 », in Lias, XIII, 1986, 2, p. 165-233.
VERCRUYSSE J., «Lettres inédites de Beaumarchais», in Revue des sciences humaines, n°134, avril-juin 1969, p. 213-218.
VIER J., "Beaumarchais (Pierre-Augustin Caron de)", in PREVOST M., ROMAN D’AMAT R.(dir.), Dictionnaire de biographie française, Paris, Librairie Letouzey et Ané, t. V, 1956, col. 1127-1128.
Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais
Pierre-Augustin naquit au cœur du Paris populaire et était le septième de dix enfants de Marie-Louise Pichon et d’André Charles Caron, horloger1. Bien plus tard, son patronyme fut augmenté de Beaumarchais, du nom d’une terre qui appartenait à sa première épouse. Avant cela, les premières années de Pierre-Augustin furent heureuses : il fut dorloté par ses sœurs et vécut dans une famille où l’on ne cessait de déclamer Molière et Voltaire ou de jouer de toutes sortes d’instruments de musique. À dix ans, il entra dans une école d’Alfort dont on ne sait quasi rien, si ce n’est qu’il y reçut l’essentiel de son éducation. Trois ans plus tard, son père le retira d’Alfort et le mit en apprentissage dans son atelier. Il ne fut pas un apprenti modèle, à tel point que son père le chassa de la demeure familiale. Le fils prodigue fit son retour plus tard après avoir promis de se comporter dignement. La promesse fut tenue : il s’appliqua et inventa même un nouveau système pour le ressort des montres en 1753. Ce nouveau procédé le fit connaître du public, notamment quand il dut défendre sa découverte contre un ami de son père qui s’en attribuait la paternité. Il eut gain de cause et fut reçu ensuite par le roi et ses filles à qui il donna des leçons de musique. Il se maria avec une femme riche mais la perdit rapidement sans avoir pu en hériter. Il se lia d’amitié avec le financier Pâris-Duverney, s’associa à lui et fit fortune. Pâris-Duverney l’initia également à la diplomatie secrète et à l’espionnage. Beaumarchais fréquentait également le financier Le Normand d’Étioles, mari de la future Madame de Pompadour, et, pour divertir sa cour, conçut des Parades qui furent jouées sur la scène privée de son ami. Il se rendit en Espagne en 1764 pour diverses raisons : il voulait sauver l’honneur gravement compromis de sa sœur, s’assurer des recouvrements de créances pour le compte de son père et joua un rôle diplomatique auprès du roi Charles III. Plus tard, il relata ce voyage dans ses Mémoires contre Goezman qui inspirèrent le Clavijo de Goethe. Durant les années suivant son retour à Paris, il fit jouer Eugénie à la Comédie Française (1767) et se remaria. Sa seconde femme rendit l’âme en 1770 de même que son ami Pâris-Duverney. Une période plus difficile s’ouvrit alors à lui : sa réussite lui avait attiré bien des ennemis et un procès l’opposait au comte de La Blache, l’héritier de Pâris-Duverney qui refusait de s’acquitter d’une dette. Le comte usa de tous les procédés et Beaumarchais dut composer avec le juge Goezman qui lui était hostile. De plus, une histoire de femme avec le duc de Chaulnes vint s’ajouter à ses ennuis : il ne put éviter l’emprisonnement au For L’évêque en 1773. Il conçut alors ses Mémoires contre Goezman (cf. supra) qui le font triompher dans l’opinion publique, à défaut de lui amener la réussite devant les tribunaux dans un premier temps. L’arrêt de blâme fut cependant cassé en 1778, La Blache perdant ainsi définitivement son procès. Parallèlement, Beaumarchais conçut également Le barbier de Seville, joué en 1775. Il devint ensuite agent secret de Louis XV puis de Louis XVI : il avait pour mission de faire disparaître les pamphlets hostiles à la cour. Il réussit à convaincre le souverain de venir en aide aux insurgents américains et servit d’intermédiaire pour les indispensables achats d’armes. Son œuvre littéraire ne pâtit pas de cette activité incessante : en plus du Barbier de Séville, il conçut Les deux amis en 1770 et acheva aussi Le Mariage de Figaro en 1778. Cette pièce de théâtre a pour cadre la France et met en évidence les abus de l’Ancien Régime. Comme l’on pouvait s’y attendre, les autorités réagirent vivement, notamment le roi qui tenta de l’interdire. Tout cela fut vain tant la pièce était prisée du public : le 27 avril 1784, la première représentation officielle eut lieu dans la nouvelle salle de la Comédie-Française. Durant les mêmes années, il entreprit une édition complète des œuvres de Voltaire en 1780 dont le dernier volume parut en 1790. Il défendit aussi les droits des auteurs dramatiques et réussit à établir les bases d’une réglementation de la propriété littéraire.
La fin de l’Ancien Régime le vit prendre la défense de Catherine Marie Foesch qui voulait se séparer de son mari Guillaume Kornmann, un banquier strasbourgeois défendu par l’avocat Nicolas Bergasse. S’ensuivit une guerre des pamphlets comme il était courant à l’époque. Beaumarchais triompha après avoir conçu de brillants mémoires qui tenaient le public en haleine mais l’avocat Bergasse parvint à le faire passer au début de la révolution pour l’archétype même de la dépravation de l’Ancien Régime. Son œuvre littéraire ne patît en rien de cet épisode : en collaboration avec le musicien Salieri, il conçut un opéra intitulé Tarare (1787). Il écrivit également L’autre Tartuffe ou la Mère coupable, une suite au Mariage de Figaro. Ce drame, apprécié sous le Directoire, connut néanmoins des débuts difficiles en 1792. C’est durant cette année que commença l’affaire des fusils (cf. notre analyse) qui fatigua considérablement Pierre-Augustin. Il décéda d’une attaque d’apoplexie le 18 mai 1799.
1 Pour cette notice, nous nous sommes inspiré principalement des articles de F. Gendron, J. Vier, Pierre Frantz et de la monographie en trois tomes de Maurice Lever (Cf. orientation bibliographique).
Lettre
Support : une feuille de papier, un pli
Hauteur : 232 mm
Largeur : 173,5 mm
Cote : 19346/1038
Portrait
Baumarchais
Hauteur : 141 mm
Largeur : 101 mm
Cote : 19346/236