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Lettre à Maurice Leroy, 5 janvier 1979

Ministère des universités

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École des Hautes Études                                                                      54, boulevard Raspail, 75270 Paris Cedex 06

en Sciences Sociales                                                                                                                        Tél. 544.39.79

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Centre Européen de Sociologie Historique                                                                 Paris, le 5 Janvier 1979

 

 

 

[cachet de l’Académie]                                                                                                 Monsieur Maurice Leroy

Académie royale de Belgique                                                                                         Secrétaire perpétuel de

10 janvier 1979                                                                                                              L’Académie Royale de Belgique

                                                                                                                                                Palais des Académies

                                                                                                                                                            1000 Bruxelles

 

Monsieur le Secrétaire perpétuel et cher confrère,

                Je vous remercie de votre lettre du 28 décembre et je choisis volontiers la date du 8 octobre  puisque mon collègue Paul Lemerle viendra à Bruxelles le 5 novembre.

                Mon Ami Harsin m’avait suggéré que ma communication pourrait prendre la forme d’un dialogue sur les problèmes européens. Avant de faire un choix du sujet, j’aimerais connaître votre opinion.

                Avec mes vœux pour l’année nouvelle, veuillez agréer, mon Cher Confrère, l’assurance de mes sentiments les meilleurs.

 

Raymond Aron

 

[note en provenance de l’Académie]

Copie de cette lettre a été envoyée à Monsieur Paul Harsin, à Paris

Raymond Aron fut nommé associé de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de notre académie le 9 mai 1977. On sait peu de choses sur les circonstances de son élection si ce n’est qu’il fut présenté à la Classe par PauL Harsin, Henri Janne et Chaïm Perelman[1]. Il fallut moins d’un an (le 15 février 1978 pour être tout à fait précis) pour que Maurice Leroy sollicitât le nouvel associé. Au nom de la Classe des Lettres, il lui suggèra de dialoguer de l’Europe avec Jean Rey lors d’une soirée d’octobre ou de novembre. En cela rien d’étonnant : le politologue français ne venait-il pas d’écrire un Plaidoyer pour l’Europe décadente (1977) ? Le 21 février 1978, il répondit favorablement à la proposition de son confrère belge en ce qui concerne le dialogue. Par contre, il redoutait d’exprimer un pessimisme susceptible de décevoir l’auditoire. Aussi, il envisagea un autre thème mais demanda un temps de réflexions. Il finit par porter son choix sur une communication ayant pour titre : « Démocratie et pluralisme ». La date convenue dans un premier temps fut également changée et le nouvel associé donna sa communication le 7 janvier 1980. Elle fut publiée dans le bulletin de la Classe des Lettres (cf. orientation bibliographique).

Dans cette communication, Raymond Aron constate que le concept de pluralisme tend à supplanter les notions classiques de démocratie ou de libéralisme. La partition de l’Europe entre régimes basés sur la pluralité des partis et régimes de parti unique explique la confusion entre pluralisme partisan et démocratie, entre parti unique et despotisme. En outre, à l’époque, les régions d’Europe occidentale sont non la norme mais l’exception. L’orateur propose donc de s’interroger sur les différentes formes de pluralismes et leur relation avec la démocratie et le libéralisme et de tenter de comprendre ensuite la disparition des régimes démocratiques entre les deux Guerres mondiales. Dans une première partie, Aron rappelle que la compétition entre les partis fut l’étape ultime de l’établissement des régimes démocratiques et libéraux en Europe : limitation du pouvoir monarchique, libertés des personnes et des idées précédèrent partis, suffrage universel et compétition électorale. De plus, certaines formes de pluralité sont perverses et conduisent non à la démocratie mais à la guerre civile ou au despotisme : le pluralisme ne crée pas par lui-même ni la démocratie ni le libéralisme, il consacre et consolide l’un et l’autre dans le cadre de la communauté nationale et si la classe politique s’accorde sur les règles du jeu. Ces considérations posées, Raymond Aron s’interroge dans une deuxième partie sur les raisons des crises des démocraties pluralistes après la première guerre mondiale. Selon lui, ces régimes ont succombé aux coups répétés des extrémistes de gauche et de droite. Le même processus ne se reproduisit pas après le deuxième conflit mondial vu que les classes dirigeantes n’entendaient plus pactiser avec les partis fascisants. Les anciennes grandes nations de l’Europe, abaissées, sont selon lui guéries de l’excès de nationalisme. Dans une troisième et dernière partie, il dénonce l’erreur de mettre dans le même sac tous les pays ne tolérant pas le pluralisme partisan. Il n’est pas question de choisir entre Moscou et Washington, démocratie pluraliste ou totalitarisme. Il y a de multiples variantes : le régime de Somoza et celui de Fidel Castro diffèrent à bien des égards… L’orateur termine sur une note pessimiste : l’insistance sur le pluralisme dans la théorie de la démocratie moderne révèle une interprétation pessimiste des sociétés modernes. Les mythes de la volonté générale et de l’unité du peuple s’est dissipée. Le fait des divisions est accepté, pour autant qu’il soit maintenu dans le cadre des lois. On fait de plus en plus appel au consensus qui, d’une certaine manière, contredit le pluralisme. La démocratie repose sur le consentement mais encore la volonté des citoyens de tolérer la diversité des opinions et les conflits des intérêts, tolérance consacrée par l’obéissance à la loi.

Toutes ces réflexions rejoignent en grande partie celles énoncées dans l’ouvrage intitulé : Démocratie et totalitarisme paru en 1965 et réédité l’année de la mort d’Aron. Il y livre en effet une longue analyse du système partisan, avec ces défauts et qualités. Conscient des conflits inhérents à la vie politique, il y soutient la nécessité du respect des lois et des passions partisanes pour animer le régime démocratique et empêcher le sommeil de l’uniformité[2].

 

[1] Nos archives restent muettes sur les circonstances de son élection.

[2] LAUNAY S., La pensée politique de Raymond Aron, Paris, PUF, 1995, p. 139-143 (coll. Recherches politiques, 13).

ARON R., Mémoires, Paris Julliard, 1983, 774 p.

ARON R., « Pluralisme et démocratie », In : Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1980, 5e série, t. 66, p. 528.

BAVEREZ N., Raymond Aron, un moraliste au temps des idéologies, Paris : Flammarion , 1993, 543 p.

COLQUHOUN R.; Raymond Aron, London ; Beverly Hills ; New Delhi : Sage , 1986, 2 vol. (XI, 540 p. - XV, 680 p.).

DE LAPPARENT O., Raymond Aaron et l'Europe : itinéraire d'un Européen dans le siècle, Frankfurt am Main, Peter Lang , 2010, XVI-167 p.

DE LIGIO G., Raymond Aron, penseur de l'Europe et de la nation : [journée d'études, Paris, 7 juin 2011], Bruxelles [etc.] : PIE-Peter Lang , 2012, 160 p. (Euroclio, 66)

Raymond Aron, vestale de la liberté ? Actes du colloque, Bruxelles, Palais d’Egmont, novembre 2005, Bruxelles, Centre Jean Gol, 2006, 77 p. (Les cahiers du Centre Jean Gol, 4).

DUTARTRE E ? (dir.) Raymond Aron et la démocratie au XXIe siècle : centenaire de la naissance de Raymond Aron ; actes du colloque de Paris tenu les 11 et 12 mars 2005 à l’École des hautes études en sciences sociales, Parsi Éditions de Fallois, 2007, 265 p.

JANSSENS P., De politieke filosofie van Aron, Brussel, Sint-Aloysiushandelshogeschool 1971, 48 p.

LAUNAY S., La pensée politique de Raymond Aron, Paris, PUF, 1995, X-243 p. (coll. Recherches politiques, 13).

LAURENT A., CIEL. Un combat intellectuel antitotalitaire, 1978-1986, Paris, Les Belles Lettres, 176 p.

SIRINELI J.-F., Deux intellectuels dans le siècle, Sartre et Aron, Paris, Hachette littératures, 1999, 395 p. (coll. Pluriel).

SCHNAPPER S., GARDEL F., L’abécédaire de Raymond Aron, Paris, L’Observatoire, 2019, 240 p.

STENGERS J., « Hommage à Raymond Aron », In : Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1983, 5e série, t. 69, p. 528

VAN VELTHOVEN P., Het verantwoorde engagement : filosofie en politiek bij Raymond Aron, Soesterberg, Uitgeverij Aspekt , 2006 , 261 p.

 

Raymond Aron

Raymond Aron naquit dans une famille de la grande bourgeoisie. Son père Gustave avait hérité de l’entreprise de textile de son père mais ne voulut pas prendre le relais et la revendit. Il vécut donc de ses rentes et put assurer un train de vie luxueux à sa famille : ses trois enfants purent mener des études, bien que des placements hasardeux lui fit perdre une bonne partie de sa fortune lors de la crise 1929.

Le jeune Raymond obtint son baccalauréat en 1922 et fut élève en khâgne au Lycée Condorcet de Paris de 1922 à 1924, année où il rejoignit les rangs de l’École normale supérieure. Il y devint l’ami de Paul Nizan et de Jean-Paul Sartre. Il devint agrégé de philosophie en 1928 puis effectua son service militaire. Il se rendit ensuite en Allemagne en 1930 où il étudia un an à l’Université de Cologne . Il rejoignit Berlin ensuite où il fut pensionnaire de l’Institut français mais fréquenta aussi l’université. Il put observer la montée du national-socialisme avec attention. De ce séjour en terres allemandes, il rédigea sa Sociologie allemande contemporaine (1935) et son Essai sur la théorie de l’histoire dans l’Allemagne contemporaine (1938)

Entretemps, il revint en France et se consacra à l’enseignement d’abord au lycée du Havre (1933 et 1934) puis à l’Ecole normale de Saint-Cloud . En 1938, il présenta une thèse de doctorat intitulée : Introduction à la philosophie de l’histoire – Essai sur les limites de l’objectivité historique. Il y introduisit la notion de relativisme dans l’histoire et rompait avec la philosophie traditionnelle. L’année suivante, il fut nommé fut nommé maître de conférences à la faculté des Lettres de Toulouse.

Après la Campagne de France, il rejoignit le Général de Gaule à Londres. Il y accepta la fonction de rédacteur en chef de La France libre. Après la Libération, Il se consacra à nouveau à l’enseignement. Il devint professeur de l’École normale supérieure de 1945 à 1947 et de l’Institut d’études politiques de 1948 à 1954. Il rejoignit ensuite les rangs de l’Université de Paris et devint également directeur d’études de l’École pratique des hautes études et, enfin, professeur au Collège de France. Parallèlement, il continua son expérience du journalisme en collaborant avec Combat et Les Temps modernes. En désaccord toutefois avec Sartre, il quitta la rédaction de ces deux périodiques pour rejoindre Le Figaro où il assura diverses fonctions jusqu’en 1977. Il rejoignit la rédaction de L’express auquel il resta fidèle jusqu’à sa mort. Politiquement, il s’inscrivit à la SFIO avant la Seconde guerre mondiale. Après celle-ci, il s’affirma bien vite comme un intellectuel de droite, infatigable contempteur du marxisme politique (L’opium des intellectuels, 1955) tout en gardant jusqu’à la fin une admiration certaine pour l’œuvre de Karl Marx. Son anticommunisme l’amena en 1950 à être l’un des fondateurs du Congrès pour la liberté de la culture, dont on apprit plus tard qu’il était financé par la CIA. La question algérienne retint aussi son attention (La tragédie algérienne, 1957 ; L’Algérie et la République, 1958), de même que les problèmes économiques généraux et l’organisation de la paix internationale (La Société industrielle et la guerre, 1959 ; Dix-huit leçons sur la société industrielle, 1962). Élu en 1963 à l’Académie des sciences morales et politiques au fauteuil de Bachelard, il ne cessa d’écrire de nouveaux livres dont ses deux volumes sur Clausewitz (1976) ou encore son Plaidoyer pour une Europe décadente (1977).

Il consacra ses dernières années à la rédaction de ses Mémoires et fut terrassé par une attaque cardiaque après avoir témoigné en faveur de Bertrand de Jouvenel dans un procès opposant celui-ci à Zeev Sternhell.

 

Lettre

Support : une feuille de papier

Hauteur : 292 mm
Largeur : 210 mm

Cote : 11684