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Lettre à Paul Henri Spaak, 29 août 1949

International Monetary Fund

 

The Managing Director

Washington

 

                                                                    Personnelle

 

                                                                                                            Le 39 [29] août 1939

 

 

           Mon cher Spaak,

                  Je vous ai envoyé copie de ma lettre à Prégny : voici la réponse pas très polie et la réplique, que j'espère finale.

 

Bien amicalement à vous

 

                                                                                                  Gutt

 

 

Monsieur Paul Henri Spaak,

Ministre d'Etat,

Ancine Premier Ministre,

22, rue Félix Delhasse,

Bruxelles.

 

 

La courte missive ci-dessus s'inscrit dans le contexte difficile de la question royale qui agitait le monde politique belge depuis presque une décennie. La copie de lettre évoquée par Camille Gutt est celle du 10 juillet 1949 et se trouve toujours dans le fonds Paul-Henri Spaak1. La missive du 20 juillet est adressée à Léopold III et commence par le rappel d'une autre lettre envoyée au Palais en juillet 1940 dans laquelle il insistait pour être reçu par le souverain. Gutt se dit persuadé que si le Roi l'avait écouté à l'époque, il aurait pu le convaincre d'éviter l'irréparable. Nous n'avons pas réussi à déterminer ce qu'il entendait par "irréparable". Faut-il y entendre la volonté de convaincre le Roi de suivre ses ministres en exil ? Le "drame de Wynendale"2 qui entérina la rupture entre le gouvernement et le souverain nous paraît loin et les négociations entre l'Allemagne et la Cour bien trop avancées3 pour que Gutt envisage cette hypothèse sérieusement. Pour déterminer ce qu'il en fut, il nous faudrait consulter la lettre du 13 juillet 1940 mentionnée dans la réponse du Secrétaire du Roi à Gutt datée du 2 août 19494. À l'heure où nous écrivons ces lignes, la crise sanitaire nous empêche de consulter ce document du 13 juillet 1940 repris dans le Recueil de documents établi par le Secétariat du Roi concernant la période 1936-19495. Dés que nous aurons accès à ce document, nous modifierons le présent texte si cela s'avérait nécessaire.

Quoiqu'il en soit, après ce rappel des heures sombres du début du deuxième conflit mondial, Camille Gutt déplore la division du pays autour de la personne du Roi. Il y voit un affaiblissement de la dynastie car si l'on discute maintenant de Léopold III, on en fera bientôt de même avec la monarchie. Il se dit persuadé que le retour du Roi signifierait une guerre civile à terme. Il conseille donc au monarque d'envoyer son fils Baudouin pour que celui-ci poursuive ses études et d'abdiquer quand il le jugera prêt à régner. Il se dit persuadé que cette politique sera approuvée par une large majorité de la population.

Il fallut attendre le 2 août 1949 pour une réponse "pas très polie"6 du secrétaire du Roi, Jacques Pirenne7. Selon lui, le "problème royal" dépasse de très loin la personne du Roi car tout le système constitutionnel est en cause. Il appuie son argument en accusant les intellectuels du Parti socialiste de vouloir l'abolition de la monarchie et l'instauration de la République. Il ajoute qu'obliger le Roi à abdiquer après l'avoir tenu illégalement éloigné du pays viendriat à fausser le "système des institutions". Mieux même : le fait de ne pas mettre fin à une régence dont la raison a depuis longtemps disparu place la Belgique dans une "situation révolutionnaire", rien de moins. Il en appelle donc à un rétablissement de la légalité par un vote du Parlement, précédé ou pas (selon décision du même Parlement) d'une consultation populaire. Une fois le Roi rétabli dans ses prérogatives, il lui reviendra de décider s'il entend reprendre son règne ou de le céder au Prince Baudouin.

La copie de la réponse du dirigeant du Fonds monétaire international datée du 29 août est reprise à la suite du document mis en évidence ci-dessus8. Gutt fait part à nouveau de sa conviction que la personne du Roi risque de poser le problème du maintien de la royauté. Pour la pérennité de la monarchie, Il craint beaucoup moins les socialistes évoqués par Jacques Pirenne que la prolongation de la situation explosive de l'époque. Il ne désire pas discuter des arguments légaux avancés par le secrétaire du Roi et ne se dit préoccupé que par la division du royaume. Il réitire sa conviction que le Roi seul peut mettre fin à cette situation.

Comme désiré par Camille Gutt, les archives Paul-Henri Spaak ne contiennent aucune suite à cet échange épistolaire. On sait ce qu'il advint par la suite. Une consultation populaire fut organisée le 12 mars 1950 pour se prononcer sur le retour du Roi, toujours en résidence avec sa famille dans un château situé à Pregny (Suisse) et ce depuis 1945. Le Roi obtint une majorité de 57,68 % pour son retour mais le pays était très divisé. Le Roi put certes compter sur des majorités écrasantes dans beaucoup de provinces flamandes mais se trouvait en minorité dans l'ensemble de la Wallonie... Leopold III fit son retour en Belgique le 22 juillet 1950. Bien vite, les sombres prédictions de Camille Gutt évoquées dans sa lettre du 10 juillet 1949 montrèrent leur pertinence. Une grève insurrectionnelle se déclencha dans tout le pays, mais plus intensément en Wallonie. La FGTB, le PSB et les communistes étaient efficacement à la manoeuvre. Après la mort de 4 manifestants à Grâce-Berleur le 30 juillet, la gauche menace d'une marche sur Bruxelles qui a toutes les chances de terminer dans le sang. Au cours d'une âpre négociation entre le gouvernement et le souverain la nuit du 31 juillet au 1er août 1950, ce dernier décide de déléguer ses pouvoirs à son fils Baudouin. Ce dernier prêta serment comme prince royal le 11 août 19509.

1Fonds Paul Henri Spaak, 137-3058

3DUJARDIN V., VAN DEN WIJNGAERT M., La Belgique sans roi, Bruxelles, Le Cri, 2010, p. 54, 55 (Nouvelle histoire de Belgique, 1940-1950).

4Fonds Paul Henri Spaak, 218-4550

5STENGERS J., Aux origines de la question royale. Léopold III et le gouvernement. Les deux politiques belges de 1940, Paris-Gembloux, Éditions Duculot, 1980, p. 119, 120 et 213.

6 Dixit Camille Gutt : nous dirions plutôt ferme et vive (Fonds Paul Henri Spaak, 218-4550).

8Fonds Paul Henri Spaak, , 218-4549.

9DUJARDIN V., VAN DEN WIJNGAERT M., La Belgique sans roi, op. Cit., p. 113-117.

CROMBOIS J.-F., "Gutt, Camille", dans Nouvelle biographie nationale, tome 6, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2001, p. 228-232.

 

CROMBOIS J.-F., Camille Gutt. Les finances et la guerre 1940 – 1945, Bruxelle, 2000,

 

DESHORMES E., "Camille Gutt – premier Directeur général du Fonds Monétaire International", dans Revue de la banque, juillet 1986, p. 15-79.

 

GUTT C., Pourquoi le Franc belge est tombé ? Bruxelles, 1935

 

GUTT C., La Belgique au tournant, Paris, 1971

 

KURGAN-VAN HENTENRYK G., Gouverner la Générale. Essai de biographie collective, Bruxelles, 1996

 

VAN PRAAG H., "L'assainissement monétaire de la Belgique au lendemain de la Deuxième guerre mondiale", dans Revue de la banque, Mars 1996, p. 61-126.

 

VANTHEMSCHE G., "Gutt, Camille", dans Dictionnaire des Patrons en Belgique. Les hommes, les entreprises, les réseaux, Bruxelles, 1996, p. 337-338.

Camille Gutt

Camille Gutt naquit à Bruxelles le 14 novembre 1884. Son père (Max Guttenstein) était originaire de Bohême tandis que sa mère (Marie-Pauline Schweizer) venait de l'Alsace. Max Guttenstein était rédacteur en chef d'un journal tsariste bruxellois, Le Nord.

Camille Gutt effectua des études de droit à l'Université libre de Bruxelles. Il se maria avec Claire Frick, fille de l'avocat libéral Henri-Charles Frick, bourgmestre de Saint-Josse-ten-Noode et par ailleurs directeur du quotidien La Chronique. C'est au sein de celui-ci que Camille Gutt fit ses premières armes de journaliste pour compenser ses maigres revenus d'avocat. Il collaborait aussi à La Gazette et à L'Éventail, un journal artistique et littéraire. En 1912, il devint aussi rédacteur du Compte-rendu analytique de la Chambre des représentants.

Durant la Première Guerre mondiale, il se porta volontaire dans le régiment des Chasseurs cyclistes. Il fut bien inspiré ensuite de refuser de se rendre sur le sanglant front des Dardanelles. Il rejoignit Londres en 1916 et travailla au sein de la Commission du Ravitaillement dirigée par Georges Theunis. Ce dernier, séduit par l'intelligence du jeune avocat, en fit l'un de ses plus proches collaborateurs. La complicité des deux hommes survécut au conflit. Quand Theunis devint ministre des Finances puis Premier ministre, Gutt devint son chef de cabinet. Il eut à négocier la difficile question des réparations allemandes. Quand Theunis dût quitter le pouvoir en 1925, il fut appelé au sein du cabinet Jaspar comme adjoint au Trésor. Il devait négocier l'emprunt international de stabilisation monétaire avec les banques anglo-américaines. En 1926, il rejoignit la Société Générale de Belgique, plus précisément son secteur des non-ferreux. Il négocia les ententes internationales au sujet du zinc et du cuivre. En 1934, il reçut le portefeuille des Finances, non sans avoir abandonné tous ses mandats privés. Il fut l'objet de toutes les attaques et celles-ci étaient parfois teintées d’antisémitisme. Se sentant trahi par Paul Van Zeeland qui préparait secrètement une dévaluation du franc belge, Gutt exposa ses vues sur la chute du cabinet dans un ouvrage paru en 1935 et intitulé : Pourquoi le franc belge est tombé ? Il retourna au sein de la Société générale, toujours dans le secteur non-ferreux. En 1939, il céda aux appels du Roi pour rejoindre le cabinet Pierlot : on lui attribua le ministère des Finances. Il appliqua une politique d'austérité dont le but officiel était de préparer le pays au conflit imminent. Il mit l'or belge à l'abri, d'abord à Londres puis aux USA. Quand le conflit éclata, il partagea son temps entre Paris et Londres pour le compte du gouvernement. Il ne participa donc pas à la célèbre entrevue de Wynendaele qui entérina la rupture entre le Roi et ses ministres. Lorsque le gouvernement rejoignit Londres, il hérita, en plus des Finances, des Affaires économiques, des Communications et de la Défense nationale. Ce dernier poste fut repris par Pierlot en 1942. Vis-à-vis de la Belgique occupée, il se désolidarisa des initiatives du milieu économique pour un politique du "moindre mal". En ce qui concerne les Alliés, il négocia l'effort de guerre du pays et un nouvel ordre monétaire après le conflit. Il mena une politique d'assainissement monétaire pour permettre un redémarrage rapide de l'activité dès la libération. En août 1944, le gouvernement revint en Belgique. Gutt rejoignit le gouvernement d'Union nationale qui se maintint jusqu'en février 1945. Il fut nommé ensuite Plénipotentiaire pour négocier le règlement des accords de prêt-bail et d'aide mutuelle conclus avec les États-Unis et le Royaume-Uni. 1946 le vit devenir premier directeur général du Fonds monétaire international. La mise en place de cette nouvelle institution s’avéra délicate. En outre, il dut s’atteler à la reconstruction des économies européennes. En 1951, devant l’hostilité de la nouvelle administration Truman, il choisit de démissionner, peu de temps avant une probable réélection. Il rentra en Belgique et rejoignit le comité de régence de la Banque Lambert. Ce poste lui permit de rejoindre les conseils d’administration de nombreuses sociétés, tant belges qu’étrangères. Il rendit son dernier soupir à Uccle le 7 juin 1971.

 

Hauteur : 281 mm
Largeur : 216 mm

Cote : Fonds Paul Henri Spaak, 218-4548