Lettre à Paul Henri Spaak, 3 janvier 1952
Docteur Jules Bordet 3. 1. 52
Avenue de l’Université, 57
Bruxelles
Mon cher Ministre,
J’adresse à mon collègue Docteur Fleming (qui a découvert notamment la pénicilline) une lettre accompagnée d’un appel que j’espère pouvoir faire signer par plusieurs collègues titulaires du prix Nobel de Médecine. Je ne m’illusionne aucunement sur l’utilité d’une telle intervention. Mais les médecins, qui se fatiguent beaucoup pour sauver de temps à autres quelques existences, ont le droit de protester lorsqu’ils constatent que leur travail est vain et dérisoire au regard des massacres organisés par certains dirigeants.
En votre qualité de grand Européen particulièrement conscient du danger des totalitarismes, je me permets de vous communiquer ce texte, en espérant qu’il vous plaira.
Veuillez agréer, mon cher ministre, l’expression de mes meilleurs sentiments et de ma très haute considération
Jules Bordet
On connaît de Jules Bordet sa brillante carrière scientifique, beaucoup moins ses convictions politiques décrites pourtant dans ses Brèves Considérations sur le Mode de Gouvernement, la Liberté et l’Éducation morale1. Libéral2, il fut brièvement sénateur3, membre de l’assemblée wallonne dans l’entre-deux-guerres, président du Conseil culturel d’Expression française instauré en 1938 et partisan de l’instauration du fédéralisme en Belgique. Avec cinquante-deux autres académiciens, il signa également la pétition du 19 avril 1949 adressée aux présidents des deux chambres et par laquelle ils réclamaient une meilleure prise en considération de la Wallonie4. Il n’est donc guère étonnant de le voir presque trois ans plus tard vouloir se charger d’un appel aux gouvernements dans le difficile contexte de la guerre froide et de demander son avis à Paul Henri Spaak. Le dossier comprenant la lettre reprise ci-dessus ne contient malheureusement l’appel en question qu’il voulait transmettre à Alexander Fleming, titulaire lui aussi du prix Nobel de physiologie ou de médecine5. On y trouve toutefois deux autres lettres ayant le même destinataire et datées respectivement des 4 et 15 janvier 1952. Celles-ci sont empreintes d’un anti –soviétisme assez marqué. Ainsi n’attendait-il pas grand-chose du voyage de Churchill aux États-Unis du fait de la « duplicité russe »6. Répondant à une missive de Spaak lui suggérant de ne pas utiliser : « appel aux gouvernements » pour le titre7, Bordet approuva la suggestion vu que cet intitulé ne peut « naturellement faire de distinction entre les divers gouvernements, mais qui en réalité ne s’adresse pas au gouvernement russe, celui-ci étant, en raison de son fanatisme, absolument imperméable à toute suggestion empreinte d’un esprit de liberté ». Il propose donc de la rebaptiser : « Adresse aux amis de la paix et de la liberté », ceci afin de toucher le « public resté fidèle à l’idéal de liberté, et qui doit être protégé contre la pernicieuse propagande totalitaire. ». Il suggéra également d’écrire d’abord à Fleming pour avoir son avis sur l’opportunité de cette adresse8. La correspondance s’arrête là : impossible donc de connaître l’opinion d’Alexander Fleming. Toujours est-il que nous n’avons trouvé trace de l’adresse en question.
1 BORDET J., Brèves Considérations sur le Mode de Gouvernement, la Liberté et l’Éducation morale, Bruxelles, Office de publicité, 1945, 120 p. (Université libre de Bruxelles, Institut de sociologie Solvay, Actualités sociales, nouvelle série, 14).
2 Il fit partie du parti libéral (D’HOORE M., « Un aspect de l’Organisation interne des partis politiques : le congrès libéral de 1932 », in Revue belge d’histoire contemporaine, XXIV, 1993, 1-2, p .43.
3 BORDET J., Brèves Considérations (…), op. cit, p. 5.
4 « Bordet Jules », in Cent Wallons du Siècle. Catalogue de l’exposition, Charleroi, Institut Jules Destrée, 1995, p. 19.
5 Né le 6 août 1881 à Darvel (Royaume-Uni), décédé le 11 mars 1955 à Londres. Il avait partagé le prix Nobel de physiologie ou médecine de 1945 avec Howard Florey et Ernst Chain pour la découverte de la pénicilline. En 1950, Alexander Flemming avait participé à une grande manifestation d’hommage en l’honneur de Jules Bordet au sein de l’Université libre de Bruxelles. Il y représentait les savants étrangers (BORDET P., « Jules Bordet 1870-1961) » in Florilège des Sciences en Belgique pendant le XIXe siècle et le début du XXe, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1968, p. 1066.
6 Lettre à Paul Henri Spaak du 4 janvier 1952.
7 Nous ne disposons malheureusement pas du brouillon de la lettre de Spaak.
8 Lettre à Paul Henri Spaak du 15 janvier 1952.
Pour les publications de l’Académie relatives à Jules Bordet, cliquez ici : ici
BEUMER J., « Hommage à Jules Bordet », in Revue de l’Université de Bruxelles, 3e année, 1950-1951, 3-4, p. 191-209.
BEUMER J., « Jules Bordet, 1870-1961 », in Journal of Microbiology, 1962, vol. 29, p. 1-13.
BEUMER J., « Jules Bordet, le savant et l’homme », in Industrie, 15e année, 1961, 5, p. 254-259
BEUMER J., « Notice sur la vie et les travaux de Jules Bordet », in Université libre de Bruxelles. Rapport sur l’année académique 1960-1961, Bruxelles, 1970, p. 289-292.
BORDET J., Brèves Considérations sur le Mode de Gouvernement, la Liberté et l’Éducation morale, Bruxelles, Office de publicité, 1945, 120 p. (Université libre de Bruxelles, Institut de sociologie Solvay, Actualités sociales, nouvelle série, 14).
« Bordet Jules », in Cent Wallons du Siècle. Catalogue de l’exposition, Charleroi, Institut Jules Destrée, 1995, p. 19.
DALCQ A.-M., « Notice biographique sur M. Jules Bordet, membre honoraire (13-6-1870 – 6-4-1961 », in Bulletin de l’Académie royale de Médecine de Belgique, VIIe série, 1961, t. I, p. 352-365.ici
Jules Jean Baptiste Vincent Bordet
Né à Soignies le 13 juin 1870, décédé à Bruxelles le 6 avril 1961. Microbiologiste. Immunologiste. Directeur de l’Institut Pasteur à Bruxelles. Professeur à l’Université libre de Bruxelles. Prix Nobel de médecine (1919).
Il était le fils d’un instituteur de l’école moyenne de Schaerbeek. Le jeune Jules y fit ses études primaires. Ses études secondaires se déroulèrent au sein de l’Athénée royal de Bruxelles. À seize ans, il rejoignit déjà les rangs de l’Université libre de Bruxelles et obtint en six ans (au lieu de sept) son diplôme de docteur en médecine, en 1892. La même année, il fit publier dans les Annales de l’Institut Pasteur un mémoire intitulé : « Adaptation des virus aux organismes vaccinés ». Ce travail lui valut une bourse du gouvernement. Elle lui permit de se rendre à un hôpital de Middelkerke et, surtout, à l’Institut Pasteur. Il y séjourna jusqu’en 1901 et y fit ses découvertes les plus fondamentales : découverte des rôles de l’alexine et des anticorps, du sérodiagnostic in vitro par agglutination, etc.
Rentré à Bruxelles en 1901, il y fonda un Institut antirabique et bactériologique grâce à l’aide du gouvernement. Profitant de l’autorisation de Madame Pasteur, cette institution prit le nom d’Institut Pasteur en 1903. Parallèlement, il donnait des cours de bactériologie à l’Université de Bruxelles. Il continuait son travail de recherches et découvrit le bacille de la coqueluche (1906) le microbe de la diphtérie aviaire (1907), etc. La première guerre mondiale ralentit quelque peu son travail mais il entreprit la rédaction de son Traité de l’immunité dans les maladies infectieuses qui parut en 1920. Un an avant, il obtint le prestigieux Prix Nobel de médecine pour ses travaux sur l’immunité. Il fit aussi partie de nombreuses sociétés savantes dont notre Académie : il en fut nommé correspondant en 1913 et membre en 1919. Après 1919, ses travaux portèrent principalement sur les bactériophages. En 1933, il fut désigné président du conseil scientifique de l’Institut Pasteur de Paris. Il quitta néanmoins sa chaire de bactériologie de l’Université de Bruxelles en 1935 et la direction de l’Institut Pasteur du Brabant en 1940. Sa retraite fut néanmoins studieuse : il rédigea une seconde édition de son Traité de l’immunité (…) et restait actif au sein des nombreuses commissions dont il était membre. Sa santé robuste ne se détériora qu’à l’extrême fin de son existence.
Lettre
Support : deux feuillets de l’Hôtel Lancaster (Paris)
Hauteur : 279 mm
Largeur : 217 mm
Cote : ARB Archives Spaak - caisse 40 - farde 386
Photographie
Cote : ARB 15457