Lettre au baron de Stassart, 2 avril 1841

                                                                                                                                                                                                                                                             2 avril 1841

                                                                                                                                        Mon cher Baron


Je viens vous prier de me faire parvenir les deux mots annuels maçonniques que nous devons communiquer au Grand Orient dans sa tenue de lundi 6 h. À vous seul comme Sérénissime Grand Maître National compète ce droit.

                                                                                                                                   Tout à vous de cœur

 

                                                                                                                                       Verhaegen ainé


[Réponse de Stassart]
réponse
? le 2 avril 1841.
Mon cher M. Verhaegen,
Je pense que les deux mots les plus convenables pour l’année maçonnique sont sagesse et tolérance. Puissent toutes nos loges les mettre constamment en pratique !
Mille salutations affectueuses

Cette lettre maçonnique échangée entre les deux hommes au sujet des mots annuels1 a l’apparence de la plus parfaite cordialité. Les formules de politesse d’usage ne doivent pas tromper le lecteur : au début de l’année 1841, les relations entre le Grand Maître National et le remuant créateur de l’Université libre de Bruxelles étaient sous tension et cela pour plusieurs raisons. La première sans doute est que le baron de Stassart était partisan de l’Unionisme et goutait peu l’œuvre de Verhaegen qui visait à la création d’un parti libéral et fut hostile à l’Unionisme dès 1828 (Cf. biographie). Toutefois, souvent opportuniste, le Grand Maître sût profiter du réseau de Verhaegen pour triompher lors de certaines élections ou encore pour faire tomber ses ennemis, ce que ce dernier ne manquera pas de lui rappeler dans une missive du 30 mai 18412.
Les deux hommes ne s’entendaient guère également au sujet de la maçonnerie. Stassart voulait des loges contrôlées par le pouvoir et - surtout - ne s’occupant pas de politique, une caractéristique qui fut longtemps une des règles traditionnelles de cet ordre initiatique. Les Constitutions d’Anderson de 1723 la mentionnent d’ailleurs clairement : « Les animosités personnelles et les querelles privées ne doivent pas franchir la porte de la Loge, ni - à plus forte raison encore - les discussions religieuses nationales ou politiques ». Toutefois, les circonstances politiques firent évoluer la maçonnerie belge à ce sujet, surtout s »a condamnation par l’épiscopat belge en décembre 1837. Dès lors, les loges belges firent de plus en plus de politique et cette évolution était due en grande partie à Verhaegen. Celui-ci avait compris très tôt que, face à une organisation basée sur l’Église, il fallait mettre en place un parti défendant le libéralisme et s’appuyant sur les loges3.
Enfin, nous avons vu dans l’analyse de l’autographe de Charles de Brouckère que le baron de Stassart était incontestablement l’homme de la Société Générale. Or, Verhaegen était profondément hostile à celle-ci et voulait l’éliminer au moins en tant que groupe de pression. En cela, il ne différait guère de ses condisciples libéraux de l’époque qui étaient profondément hostiles aux capitalistes, aux spéculateurs, aux actionnaires, aux sociétés anonymes et en particulier à la Société Générale4.
Bref, les points divergents étaient bien plus nombreux que les convergents et les deux hommes échangèrent fin mai 1841 des courriers remplis d’acrimonie et, dans le chef du baron de Stassart, d’ingratitude et de mauvaise foi. Ne devait-il pas tant au futur « Saint Verhaegen » ? (cf. premier paragraphe).

1 Sans doute pour les fêtes solsticiales de l’année maçonnique en cours.
2 THIELEMANS M.-R., Goswin, baron de Stassart 1780-1854. Politique et Franc-maçonnerie, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2008, p. 450-453 (Mémoire de la Classe des Lettres, in-8°, 3e série, tome XLV, n° 2050).
3 DE SCHAMPHELEIRE M., Histoire de la franc-maçonnerie belge depuis 1830, Bruxelles, Grand Orient de Belgique, 1986, t. 1, p. 57, 65, 67.
4 WITTE E, “De "Société Générale" als drukkingsgroep. Een concreet voorbeeld : de grondspeculaties rondom het Brusselse justitiepaleis (1838-1840), in Revue belge d’histoire contemporaine, 1969, 1, p. 40. THIELEMANS M.-R., Goswin, baron de Stassart (...), op. cit., p. 452.

BARTIER J., « L'Université libre de Bruxelles au temps de Théodore Verhaegen », in CAMBIER G. (éd.), John Bartier. Laïcité et franc-maçonnerie, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1981, p. 13-74 (Université Libre de Bruxelles, Faculté de Philosophie et Lettres, LXXIX, Institut d’histoire du Christianisme et de la pensée laïque).

BARTIER J., « Théodore Verhaegen, la franc-maçonnerie et les sociétés politiques », in CAMBIER G. (éd.), John Bartier. Laïcité et franc-maçonnerie, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1981, p. 75-159 (Université Libre de Bruxelles, Faculté de Philosophie et Lettres, LXXIX, Institut d’histoire du Christianisme et de la pensée laïque).

DESMED R., « Un discours maçonnique de Pierre-Théodore Verhaegen », in Problèmes d’histoire du christianisme, 11, 1982, p. 107-122.

Pierre-Théodore Verhaegen (1796-1862), Brussel, Vubpress, 1996, 254 p.

Pierre-Théodore Verhaegen (1796-1862). L'homme, sa vie, sa légende. Catalogue Exposition Watermael-Boitsfort Ecuries de la Maison Haute 14-09-1996 - 29-09-1996 / par Anne van Ypersele de Strihou. - Watermael-Boisfort : Administration communale de Watermael-Boisfort, 1996. - [s.p.]

Théodore Verhaegen et la fondation de l'U.L.B. Documents maçonniques, Bruxelles, Association des Amis Philanthropes, ASBL, 1953, 12 p.

TORDOIR J. , Verhaegen, aîné. Président de l’Association Libérale et Union Constitutionnelle de Bruxelles, s.l., Archives Libérales Francophone du Centre Paul Hymans, 1997, 126 p. (préface de H. Hasquin).

VAN KALKEN F., « Théodore Verhaegen  », in Revue de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, Secrétariat de la Revue de l’Université, 1927-1928, 33, p. 75-110, 160-186.

VAN KALKEN F., « Verhaegen (Pierre-Théodore) », in Biographie nationale, Bruxelles, Bruylant, 1936-1938, t. 26, col. 617-621.

VAN YPERSELE DE STRIHOU A, Pierre-Théodore Verhaegen (1796-1862). L'homme, sa vie, sa légende. Catalogue Exposition Watermael-Boitsfort Ecuries de la Maison Haute 14-09-1996 - 29-09-1996, Watermael-Boisfort, Administration communale de Watermael-Boisfort, 1996, s.p.

WITTE E., « Brieven en notities van Pierre-Théodore Verhaegen (1834-1854). Een politiek-culturelle lectuur », in AERTS R., DE JONG J., TE VELDE H., Het persoonlijke is politiek. Egodocumenten en politieke cultuur, Hilversum, Verloren, 2002, p. 45-59.

Pierre-Théodore Verhaegen

Né à Bruxelles le 5 septembre 1796, décédé dans la même ville le 8 décembre 1862. Pierre-Théodore Verhaegen naquit dans un milieu aisé1. Son père Pierre était avocat au Conseil de Brabant et descendait d’une vieille famille noble brabançonne. Le petit Théodore fit ses études dans le clan familial et les termina à l’école de Droit de Bruxelles. Il devint avocat le 28 juillet 1815. Il se spécialisa dans les affaires et acquit rapidement une réputation enviable au barreau de Bruxelles. Riche, il améliora encore sa situation matérielle grâce à un mariage avec la fille du président du tribunal de première instance.
Quoiqu’élevé dans un milieu très pieux, il se tourna vers un libéralisme spiritualiste. De ce fait, il admira la politique de laïcisation et de centralisation de Guillaume Ier. Il devint bourgmestre de Watermael-Boitsfort en 1825 et refusa de participer à l’Union des libéraux et des catholiques, jugeant celle-ci n’être qu’une ruse du « parti prêtre ». Il se tint d’ailleurs éloigné des évènements politiques de 1830 et refusa de siéger au Congrès national. Cependant, suite à l’encyclique Mirari vos (1832) condamnant le catholicisme libéral et les libertés constitutionnelles et, surtout, la création par l’épiscopat belge de l’Université de Malines en 1834, Verhaegen mit en ordre de bataille les milieux libéraux et les loges maçonniques (il avait été initié en 1818) pour créer une université bruxelloise. Ainsi fut inaugurée l’Université libre de Belgique (rebaptisée plus tard Université libre de Bruxelles), œuvre capitale de son existence. Il défendit âprement ce nouvel établissement contre les attaques des catholiques et se dépensa sans compter pour assurer la pérennité de son œuvre.
Parallèlement, il se laissa tenter par la politique et se fit élire membre du Conseil provincial du Brabant en 1836 et député de Bruxelles en 1837. Il prit donc part à tous les grands débats parlementaires. En matière de politique étrangère, il soutint la signature du traité des XXIV articles et s’opposa au projet d’union douanière franco-belge de 1842. En politique intérieur, il s’avéra un redoutable orateur et maintint une pression constante sur ses adversaires. Plus l’unionisme faiblissait, plus Verhaegen affirmait son statut de chef. Le 8 juin 1847, les libéraux gagnèrent les élections. Verhaegen fut désigné vice-président de la Chambre. Comme président de l’Association libérale (fondée par ses soins en 1847), il jouissait d’une grande influence au sein de la mouvance doctrinaire. Les questions essentielles pour lui étaient alors l’indépendance du pouvoir civil par rapport à l’Église et la nécessité d’un enseignement public indépendant et laïque.
En juin 1848, il fut élu président de la Chambre par les catholiques et les libéraux et tenta de remplir sa tâche avec autant d’impartialité que possible. Toutefois, jugé trop radical pour avoir défendu deux projets d’impôts sur les successions, il donna sa démission en septembre 1852. Il soutint sans enthousiasme le ministère libéral d’Henri de Brouckère (1852-1855). Durant le gouvernement de Pierre De Decker réunissant libéraux et catholiques, il retrouva sa hargne, notamment quand il fallut protéger des professeurs de l’Université de Gand attaqués par l’épiscopat en 1856 ou encore lors de la discussion de la loi de 1857 sur les fondations charitables (la fameuse « loi des couvents ») qui fit tomber le gouvernement susdit.
Un nouveau gouvernement dirigé par Charles Rogier vit le jour en novembre 1857. Cet évènement lui valut à nouveau la présidence de la Chambre le mois suivant. Toutefois, l’arrivée du libéralisme progressif, surtout après les élections de 1858, le mit en difficulté. De par sa formation, il ne pouvait admettre ni le suffrage universel, ni l’instruction publique. Il quitta la vie politique en mai 1859.
De retour d’un congrès des loges maçonniques en Italie (il était alors Grand Maître National du Grand Orient de Belgique), il prit froid au passage du Saint-Gothard en 1862 et mourut à son retour à Bruxelles. C’est en 1888 qu’apparurent la première mention de « Saint Verhaegen » et le célèbre cortège d’étudiants du 20 novembre, toujours d’actualité.

1 Pour cette notice, nous nous sommes inspiré principalement des travaux de Frans Van Kalken (cf. bibliographie).

Support : une feuille de papier

Hauteur : 213 mm
Largeur : 281 mm

Cote : 19345/1920