Lettre au baron Goswin de Stassart, 22 novembre 1838

Paris, 22 novembre 1838.

Monsieur le Baron,
Pendant que l’énergique contenance de mes concitoyens en présence de l’Europe qui les menace me faisait éprouver un bien juste sentiment d’orgueil national, j’ai été attristé par la nouvelle que vous n’aviez pas été élevé cette année à la présidence du sénat belge.
Je pensais d’abord qu’il ne s’était agi que de protester, par la nomination d’un président limbourgeois, contre le dépècement de notre territoire.
Mais plus tard j’appris que c’était votre haut grade dans la maçonnerie qui vous avait attiré cette disgrâce de la part des catholiques.
Ayant encouru, fort injustement selon moi, le reproche de m’être montré partial pour ceux-ci, je crois devoir vous témoigner personnellement combien est vive et sincère la part que je prends à ce qui vous arrive.
J’ai dit, et je le soutiens, que les catholiques étant en majorité, il faut, sans pour cela se ranger à leurs opinions et leur prostituer sa conscience, cependant se résigner à subir leur souveraineté politique.
Mais j’ai dit aussi qu’ils pouvaient faire un usage plus ou moins déplorable de la prépondérance que leur donne le nombre. Dans cette circonstance, ils se sont chargés de prouver eux-mêmes que j’ai eu raison.
Maçon aussi peu zélé que je suis mauvais catholique, tant en obéissant au peuple maçon quand ce peuple sera le plus nombreux, comme je fais aujourd’hui au peuple catholique, je verrai toujours avec peine que la majorité, par un esprit étroit de secte ou de coterie, repousse les hommes honorables et utiles qui, comme vous, Monsieur, donnent tous des gages de dévouement à la cause de la liberté et de l’indépendance, à celles des Lumières et de l’humanité.
Veuillez agréer, Monsieur le Baron, les sentiments d’estime cordiale d’un homme qui, quoiqu’il ait suivi une ligne souvent différente de celle que vous vous étiez tracée, s’[…] néanmoins toujours proposé le même [… dévouement ?] patriotique que vous.
De Potter

[verso]
Monsieur le Baron de Stassart
Gouverneur de Brabant
A Bruxelles
Belgique

Nous avons vu dans l’analyse de l’autographe de Léopold Ier daté du 10 juillet 1849 comment le baron de Stassart perdit la présidence du Sénat de Belgique au profit de Louis de Schiervel. Pour rappel, le souverain se servit un temps de Goswin de Stassart pour éliminer les éléments orangistes présents au sein de la maçonnerie belge. En outre, le baron de Stassart était partisan d’une maçonnerie soutenant le pouvoir et ne s’occupant pas de politique, ce qui convenait parfaitement aux désirs du roi. Dès lors toutefois que la maçonnerie se politisa à partir de 1838 et que Léopold Ier se rapprocha du conservatisme catholique profondément hostile à la franc-maçonnerie, le baron de Stassart devint gênant et fut démis de son poste de président du Sénat de Belgique1.
Nous constatons dans le document ci-dessus qu’il fallut un temps pour que Louis de Potter, maçon lui-même comme indiqué dans cette missive2, comprit l’importance de l’appartenance de Stassart à la franc-maçonnerie lors du changement à la tête du Sénat de Belgique. Il semble s’en attrister et déplorer que les qualités de Goswin de Stassart ne soient pas reconnues à leur juste valeur par la majorité catholique. Les deux hommes se connaissaient depuis la période du Royaume des Pays-Bas : ils avaient en effet participé à l’opposition au pouvoir orangiste. Une correspondance s’établit entre les deux hommes et le baron de Stassart ne manqua pas de rendre visite à De Potter lors de sa détention3. Quoique mus par un ennemi politique commun, les deux hommes ne partageaient pas tout à fait les mêmes idées politiques comme indiqué ci-dessus (« un homme qui, quoiqu’il ait suivi une ligne souvent différente de celle que vous vous étiez tracée »). Libéraux tous deux, De Potter n’en était pas moins plus à gauche et républicain4.

1 THIELEMANS M.-R., Goswin, baron de Stassart 1780-1854. Politique et Franc-maçonnerie, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2008, p. 466 (Mémoire de la Classe des Lettres, in-8°, 3e série, tome XLV, n° 2050) ; WITTE E., La construction de la Belgique, Bruxelles, Le Cri édition, 2010, p. 180-181 (Nouvelle histoire de Belgique 1828 - 1847, traduit du néerlandais par Anne-Laure Vignaux).
2 Au moins depuis 1814 puisque son nom apparaît au tableau 1814 de la loge bruxelloise La Paix (DELSEMME P., Les écrivains francs-maçons de Belgique, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, 2004, p. 72).
3 THIELEMANS M.-R., Goswin, baron de Stassart 1780-1854 (…), op. cit., p. 277, 287.
4 Ibidem, p. 282, 611.

DALEMANS R., DE POTTER N., Louis de Potter. Révolutionnaire Belge en 1830, Charleroi, Éditions Couleurs livres, 2011, 165 p. (Postface de Francis Balace).

DELSEMME P., Les écrivains francs-maçons de Belgique, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, 2004, p. 72-75 (préface de Raymond Trousson).

JOTTRAND L., Louis de Potter, Bruxelles, Librairie polytechnique d’Aug. Decq., 1860, 104 p.

JUSTE T., « De Potter (Louis) », in Biographie nationale, Bruxelles, Bruylant-Christophe & Cie, t. 5, 1876, col. 620-639.

JUSTE T., Les fondateurs de la Monarchie belge : Louis de Potter, membre du Gouvernement provisoire, d’après des documents inédits, Bruxelles, 1874,

VAN TURENHOUDT E., Un Philosophe au Pouvoir, Louis de Potter, Bruxelles, Dessart, 1946, 275 p.

Louis De Potter

Né à Bruges le 26 avril 1786, décédé à Bruges le 22 juillet 1859. Louis De Potter était issu d’une famille noble et riche de Lophem (actuelle Flandre orientale)1. Son enfance fut marquée par les troubles de la fin du XVIIIe siècle. Lors de la Révolution brabançonne, sa famille chercha refuge à Lille. Après le bref intermède des États belgiques unis, les de Potter revinrent dans leurs terres. L’abbé Lucas (un émigré français) enseigna la lecture au jeune Louis âgé de six ans. En 1794, devant l’avancée des troupes françaises, les de Potter choisirent à nouveau le chemin de l’exil, pour les principautés rhénanes cette fois-là. On sait peu de choses au sujet de ce séjour, si ce n’est qu’il se termina vers 1796. Les Messemaeckers, un couple de professeurs à la retraite du couvent anglais de Bruges, s’occupèrent alors de l’éducation de Louis. Il entra ensuite au pensionnat d’un certain Simoneau où il perfectionna son français. Il rejoindra ultérieurement les rangs de l’institut Baudewyns à Bruxelles où il apprit le grec et le latin mais aussi les mathématiques, mal maitrisées par le jeune Louis. De même, son français était très perfectible : il le lisait difficilement et ne l’écrivait pas du tout. Il avait également accès à la bibliothèque du comte d’Arconati qui comptait pas moins de 80.000 volumes. Vers 1807/1808, un fils naturel (Victor-Armand) naquit d’une relation avec une femme dont l’identité est restée inconnue. La famille étouffa le scandale et Louis partit en voyage.
En 1810, il séjourna en Alsace, en Franche-Comté et en Provence. L’année suivante, il rejoignit l’Italie, Rome pour être plus précis. Il y fut mis en contact avec les idées révolutionnaires importées par les Français. Il réussit à s’introduire dans les cercles littéraires romains tout en comblant les lacunes de sa formation : il ajouta alors le vocable d’historien à sa correspondance de l’époque. Il conçut d’ailleurs des Considérations sur l’histoire des principaux conciles depuis les Apôtres jusqu’au grand schisme d’Occident, résultat de son étude de l’histoire de l’Église influencée par la philosophie des Lumières. Cet ouvrage en six volumes parut à Bruxelles en 1816 et lui valut de faire la connaissance du roi Guillaume et de son fils. Il retourna en Italie de 1817 à 1819 et remplaça même l’ambassadeur du Royaume des Pays-Bas lors des absences de ce dernier. Il fut de retour à Bruges en août 1820, non sans passer avant par Paris où il fit la connaissance de l’abbé Grégoire et de Félicité de Lamennais. En 1820, il rejoignit la Toscane et y conçut une suite aux Considérations. Elle parut l’année suivante et était intitulée : L’esprit de l’Église ou considérations sur l’histoire des conciles et des papes depuis Charlemagne jusqu’à nos jours. Il eut accès aux archives et à la bibliothèque de la famille Ricci et y rassembla les informations indispensables à la création de son troisième ouvrage ayant pour titre : Vie de Scipion de Ricci, évêque de Pitoie et de Prato (1825). Célébration du joséphisme et des réformes instiguées par le grand-duc Léopold, cet ouvrage fut traduit en anglais et en allemand. Grâce à sa maîtresse Matilde Meoni, il fit connaissance des intellectuels de gauche de l’époque, les « charbonniers » français, les « Carbonari » italiens dont Philippe Buonaretti. Quelques années auparavant, il avait également fait la connaissance de Stendhal avec qui il garda des relations cordiales. En 1823, il revint en Belgique et s’installa à Bruxelles après la mort de son père. D’un caractère sans préjugés, il refusa de prendre possession du diplôme lui conférant la noblesse héréditaire. Ce geste constitua toutefois un des premiers actes de résistance à un pouvoir qu’il avait pourtant apprécié à ses débuts, même si il conserva toujours une certaine indulgence envers le roi Guillaume.
Louis De Potter commença une carrière de journaliste au sein du Courrier des Pays-Bas, l’organe le plus influent du courant libéral. Toutefois, influencé par les idées de Buonarroti alors présent à Bruxelles, De Potter se radicalisa et devint de plus en plus anticlérical en signant notamment ses Lettres de Pie V ou encore en s’opposant vigoureusement au Concordat conclu entre le Royaume des Pays-Bas et la cour de Rome. Pragmatisme aidant, son anticléricalisme s’atténua quelque peu quand les libéraux et les catholiques des provinces méridionales unirent leurs forces contre Guillaume. Le 8 novembre 1828, De Potter conçut un violent article contre les « ministériels », du nom donné aux proches du pouvoir. La réaction des autorités ne se fit pas attendre : De Potter fut rapidement incarcéré dans la prison des Petits-Carmes. Condamné à mille florins d’amendes et dix-huit mois de prison le 19 décembre, il gagna une grande popularité, et cela d’autant plus qu’il continuait d’écrire contre le roi, jusqu’à prédire une séparation du nord et du sud du royaume. Un deuxième procès s’ensuivit et se solda par huit années de bannissement et huit autres de surveillance par la haute police. Il partit avec d’autres bannis pour Cologne. Apprenant toutefois le renversement de Charles X, De Potter se rendit à Paris. Les premiers soubresauts de la Révolution belge le firent cependant s’éloigner de la capitale française pour organiser la résistance à Bruxelles. Il fit son entrée en Belgique le 27 juin et son voyage jusqu’à Bruxelles fut un triomphe. Il rejoignit les rangs du gouvernement provisoire de la Belgique. Il proposa ensuite la création d’un comité central chargé du pouvoir exécutif et choisi dans les rangs du gouvernement provisoire. Il en fut membre et y joua un rôle prépondérant, notamment en proclamant l’indépendance de la Belgique. Il convoqua le Congrès chargé de déterminer la constitution du nouvel état. Surtout, il se prononça pour la création d’une république belge, ce qui provoqua des dissensions au sein comité central. Il prononça malgré tout le discours d’ouverture du Congrès national le 10 novembre mais envoya sa lettre de démission au Comité central 5 jours plus tard. Il continua à propager ses convictions radicales et républicaines mais celles-ci commençaient à gêner. Après des violences commises lors d’un rassemblement auquel il devait participer, il décida de s’exiler à Paris où il séjourna jusqu’en 1839, sans pour autant se désintéresser totalement des affaires belges en concevant par exemple les Eléments de tolérance à l’usage des catholiques belges (1834). Il collabora aussi à des journaux républicains français et se rapprocha à nouveau de de Lamennais. L’histoire de l’Église captait toujours son attention : il fit publier en 1836 une Histoire philosophique, politique et critique du christianisme et des églises chrétiennes (…). De retour en Belgique, il fit paraître ses Souvenirs personnels, avec des pièces à l'appui. (Révolution belge, 1828 à 1839), source intéressante pour toute personne soucieuse d’étudier le déroulement de la Révolution belge. Les dernières années de sa vie furent consacrées à l’écriture avec notamment ses Études sociales (1843), La réalité déterminée par le raisonnement (1848), Catéchisme rationnel (1854), etc.
Son fils Agathon fut un mécène de notre académie : un fonds et un prix toujours actifs portent son nom.

1 Pour cette notice, nous nous sommes inspiré principalement de l’ouvrage cosigné par René Dalemans et Nicolas de Potter ainsi que de la notice de Th. Juste paru dans la Biographie nationale (cf. orientation bibliographique).

Lettre
Support : une feuille de papier

Hauteur : 203 mm
Largeur : 258 mm

Cote : 19345/1531

Portrait
« L. J. A. De Potter. Né à Bruges en 1786. - Dédié aux amis de la patrie par E. Montius - De sa voix éloquente et de sa docte plume, Pour ses concitoyens servant l’humanité, Dans les fers il jouit d’un cœur sans amertume - Qui n’aspire qu’à l’honneur de sa captivité ! », E. Montius fecit, Bruxelles 1828

Hauteur : 304 mm
Largeur : 193 mm

Cote : 19345/1531