Lettre au baron Goswin de Stassart, 24 juillet 1828
Liège le 24 juillet 1828
Combien je suis sensible à votre souvenir ! et que j’accepte de bon cœur vos félicitations, puisqu’il s’agit d’un évènement qui doit nous ramener encore sous les mêmes bannières ! Il est très vrai qu’on a remué ciel et terre pour m’écarter, je dirais presque pour me chasser honteusement : cependant on n’y est parvenu : l’intrigue et la calomnie ont bien joué leur rôle ; je ne sais comment il s’est fait qu’elles ont échoué. Vous allez à Paris : vous y verrez des personnes qui nous sont chères à tous deux. Si vous êtes encore dans cette capitale du 15 au 20 du mois d’août, nous nous y rencontrerons, car on me délègue pour aller chercher le cœur de Grétry de la part de la ville. Adieu. Mille amitiés de la part de ma femme et mille respects de la mienne à Madame la Baronne. Votre affectionné collègue
de Gerlache
[apostille en haut à gauche]
Sans réponse
[adresse]
A Monsieur
Monsieur le baron de Stassart,
à Corioulle
Près Namur
De Gerlache évoque ci-dessus sa victoire aux élections du 12 juillet 1828 qui lui permit d’être réélu député des États généraux et cela au premier tour par 35 voix sur 61. Il faut replacer ce document dans le contexte du rapprochement entre les catholiques et les libéraux au crépuscule du Royaume des Pays-Bas. Dix ans auparavant, l’hypothèse d’un libéral comme Stassart félicitant le catholique de Gerlache1 eut été moins évident. Entretemps toutefois, la situation de nos régions avait à ce point évolué que de Gerlache avait envisagé un rapprochement des deux courants politiques dès la fin de 1825. Il fallut toutefois attendre deux ans avant que ce rapprochement prenne forme quand Devaux, un jeune libéral originaire de Bruges, se rapprocha de de Gerlache. Pragmatiques, les catholiques et les libéraux unirent alors leurs forces contre le gouvernement, mettant provisoirement de côté leurs différends, comme le souligna de Gerlache dans son Histoire du Royaume des Pays-Bas : « Les catholiques et les libéraux reconnaissent qu’ils ont été dupes d’une politique artificieuse, également funeste à tous ; que si chacun a ses griefs, il en est des communs sur lesquels on peut s’entendre »2.
La deuxième partie de la lettre nous intéressant ici traite de l’arrivée du cœur embaumé de Grétry à Liège. En tant que député de la ville de Liège, de Gerlache, en compagnie d’Etienne Noël Joseph de Sauvage, fut en effet chargé d’aller prendre possession de la boîte en plomb contenant le cœur de Grétry à Paris. Tous deux remirent officiellement la précieuse relique au bourgmestre de Liège le 7 septembre 18283. Etienne Constantin de Gerlache n’avait sans doute pas été choisi par hasard pour cette mission : outre son importance politique à Liège, il fut également l’auteur d’un essai sur Grétry lu lors d’une séance de la Société d’émulation de Liège du 25 avril 18214.
1 Certes assez libéral à l’époque (WITTE E., La construction de la Belgique, Bruxelles, Le Cri édition, 2010, p. 50 (Nouvelle histoire de Belgique 1828 - 1847, traduit du néerlandais par Anne-Laure Vignaux).
2 DEMOULIN R., « Gerlache (Étienne-Constantin, baron DE) », in Biographie nationale, Bruxelles, Établissements Émile Bruylant, t. 32 (supplément t. 4), 1964, col. 219, 220 ; WITTE E., La construction de la Belgique (…), op. cit., p. 50, 51.
3 Remise solennelle du cœur de Grétry à la ville de Liége ; notice historique du procès que cette ville a soutenu pour en obtenir la restitution ; relation des fêtes qui ont eu lieu les 7, 8 et 9 septembre 1828, pour en célébrer le retour, suivies des procès-baux, pièces justificatives, etc., Liége, P.-J. Collardin, libraire, imprimeur de l’Université, M DCCC XXIX, p. 66-80.
4 Essai sur Grétry : lu à la séance publique de la Société d'Emulation de Liège, le 25 avril 1821, Liège, Imprimerie J.A. Latour, 81 p.
DE GERLACHE P., Gerlache et la fondation de la Belgique indépendante, Bruxelles et Paris Librairie Nationale d’Art et d’Histoire, 1931,VII-344 p.
DEMOULIN R., « Gerlache (Étienne-Constantin, baron DE) », in Biographie nationale, Bruxelles, Établissements Émile Bruylant, t. 32 (supplément t. 4), 1964, col. 217-245.
JUSTE T., Le baron de Gerlache ancien président du Congrès national, etc., Bruxelles, C. Muquardt, 1870, XI-94 p. (coll. Les fondateurs de la monarchie belge).
Baron Étienne Constantin de Gerlache
Étienne Constantin de Gerlache était le douzième enfant de François de Gerlache et de Marguerite de Groulart1. Il naquit dans un millieu aisé puisque son père était seigneur de Gomery et propriétaire des forges de Waillimont. Il vécut les dernières années troublées du XVIIIe siècle dans le château familial où le curé Théodore-Henri Welter s’occupa de son éducation. Plus tard, l’abbé Lhommel lui enseigna le latin et l’histoire. En 1804, il partit pour Paris où il fit des études de droit. Il fut licencié en 1806 et s’inscrivit au barreau la même année. En 1811, il fut désigné avocat à la Cour de cassation et au Conseil des prises. Toutefois, il quitta la capitale française pour Liège en 1818. Il fréquenta assidument la Société d’émulation de la cité mosane et y donna lecture d’un Essai sur Grétry (cf. analyse) qu’il avait fréquenté à Paris.
Apprécié des Liégeois, il se voua également à la politique et fut, entre bien d’autres fonctions, nommé membre des États généraux en juillet 1824. Longtemps bien vu des autorités, il se montra de plus en plus ferme par rapport à celles-ci, prenant dans un premier temps la défense de la langue française. Le 13 décembre 1825 surtout, il prononça un discours devant les États généraux où il défendait les libertés d’instruction, de la presse, de l’industrie et du commerce. Il prit par la même occasion la tête de l’opposition catholique et fut un des artisans de l’union avec les libéraux. Quoiqu’attaqué avec vigueur, il parvient à se faire réélire en juillet 1828 (cf. analyse). Il continua sa lutte acharnée contre le gouvernement et ses tendances autoritaires, réclamant la séparation des trois pouvoirs et la responsabilité ministérielle et défendant toujours les libertés linguistique, de presse et d’enseignement. Son ascendant sur l’opposition unioniste et sa popularité ne cessèrent d’augmenter jusqu’à la Révolution belge. Au début des troubles de 1830, il s’opposa dans un premier temps aux exaltés mais fit ensuite tout ce qui était en son pouvoir pour éviter une répression de l’armée. Il se rendit ensuite à Bruxelles où il rencontra des députés. Il défendit la séparation du nord et du sud, mais Gendebien et Van de Weyer s’y opposèrent. Il s’opposa à la constitution d’un gouvernement provisoire et se rendit à La Haye avec d’autres députés. L’accueil du roi fut correct et le souverain lui proposa plusieurs tâches qu’il eut soin de refuser. Il revint à Bruxelles en octobre et accepta de faire partie de la Commission de la constitution. Il informa également le gouvernement provisoire qu’il était partisan d’une monarchie représentative. Le 12 octobre, il fut élu président de la Commission qui se prononça pour la monarchie héréditaire par huit voix contre une, mais de Gerlache ne parvint pas à faire triompher l’hérédité du Sénat. Toujours populaire, il fut élu confortablement au Congrès et devint premier vice-président de cette assemblée. Il prit part aux débat avec une belle assiduité et, toujours partisan d’un sénat héréditaire mais conscient du rapport de force ambiant, se prononça pour un sénat à vie. Quand il fallut choisir un roi, il se prononça pour le duc de Leuchtenberg. Il rejeta violemment l’hypothèse d’une réunion à la France. Surlet de Chokier nommé régent, il fut élu président du Congrès le 25 février 1831 par 122 voix sur 130 votants. Suite aux critiques des catholiques au sujet de la mainmise des libéraux sur le ministère, Surlet nomma de Gerlache président du Conseil. Il n’avait toutefois ni traitement, ni voix délibérative. Rapidement, de Gerlache préféra démissionner et le Conseil des ministres entérina sa décision le 15 mars. Il reprit alors la présidence du Congrès. Ce poste lui permit bien entendu de faire partie de la délégation chargée de porter à Léopold de Saxe Cobourg le décret l’élisant roi des Belges. Le 21 juillet, il était à la gauche de ce prince quand celui-ci prêta serment sur la place Royale. Lors des élections législatives, il fut élu membre de la Chambre des représentants et celle-ci le désigna président par 31 voix contre 29.
Coup de théâtre durant l’été 1832 : de Gerlache, peut-être impressionné par l’encyclique Mirari vos, choisit de renoncer à la politique pour se consacrer à la magistrature. Le 4 octobre 1832, il fut nommé président de la Cour de cassation, charge qu’il exerça pendant 35 ans. Il interrompit cette carrière une seule fois pour une mission diplomatique à Londres visant à obtenir l’appui de l’Angleterre face aux prétentions des Pays-Bas sur le Limbourg et le Luxembourg. Quoiqu’obligé d’observer une certaine réserve du fait de ses hautes fonctions judiciaires, il publia anonymement divers écrits où il se montrait plus circonspect envers les libertés modernes, plus conservateur et méfiant envers les « démagogues ». Il remit même en cause le principe de la séparation de l’Église et de l’État et attaqua avec vigueur le parti libéral et la Franc-maçonnerie.
Magistrat et homme politique, de Gerlache fut également un historien reconnu de son temps. Il fut d’ailleurs élu membre (Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques) de notre académie en 1833 et en fut directeur et président à de nombreuses reprises.
1 Pour cette notice, nous nous sommes inspiré principalement de la notice de R. Dumoulin paru dans la Biographie nationale (cf. orientation bibliographique).
Lettre
Support : une feuille de papier
Hauteur : 258 mm
Largeur : 410 mm
Cote : 19345/803
Portrait
« Etienne Constantin de Gerlache.
(Né à Biourge, Grand Duché de Luxembourg le 25 décembre 1785).
Député de la Province de Liège, aux Etats - Généraux. »
E Montius fecit 1829. Déposé. Lithographie de Vandenburggraaf.
Hauteur : 309 mm
Largeur : 190 mm
Cote : 19345/803