Lettre au baron Goswin de Stassart, 26 février 1823
Passy près - Paris le 26 février 1823
Monsieur le Baron,
Je suis bien sensible à votre bon souvenir, aux choses flatteuses que vous voulez bien me dire sur le mémorial et aux expressions charmantes que vous en avez fait consigner dans un de vos papiers publics.
Votre lettre m’est arrivée bien tard ; néanmoins j’espère pouvoir mentionner à propos la mission de confiance si honorable dont vous vous êtes trouvé chargé.
Je suis bien faché que mon état de santé me prive de m’entretenir avec vous aussi longuement que j’en sens le désir, mais je suis réduit à me borner à vous renouveller mes sincères remercîmens et à vous prier de vouloir bien me conserver votre bienveillance pour recommander les volumes suivans. Le recueil réussit à merveille pour la masse en général : mais il se trouve déplaire à ceux qui y sont mentionés de manière à blesser leur amour propre ; ils se récrient sur ce qu’il y est dit du mal de tout le monde ; ce qui n’est pas exact, ainsi que vous pourrez le juger par vous-même ; puis il n’est que trop vrai que N… [Napoléon] a eu à se plaindre de beaucoup de monde et le mémorial n’est que le recueil de ses paroles. C’est surtout sur mes intentions que j’appelerai les efforts et le succès de votre bienveillance, parceque rien n’est plus éloigné de mes dispositions naturelles que de désobliger qui que ce soit. Je me suis cru un devoir sacré ; J’ai cru que je devais le remplir avec une scrupuleuse exactitude et c’est ce que j’ai fait.
Je me rappele souvent avec plaisir le trop court entretien que nous avons eu ensemble. Il m’a suffit pour me laisser le désir de le voir se renouveller. Agréez, je vous prie, l’expression de la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être
Votre très humble serviteur
Le Comte de la Cases.
[Annotation du baron de Stassart sur le portrait du comte de Las Cases]
D’un héros dans les fers courtisan vertueux !
sur le rocher d’exil l’accompagnaient nos vœux…
D’Albion dévoilant crime,
écrivain noble et courageux
au sort de l’illustre victime
il sut intéresser tous les cœurs généreux.
Le Baron de Stassart
Désirer voir son nom associé à la geste d’un grand conquérant dont on pressent une longue postérité est bien humain, convenons-en. Après la parution des premiers volumes du Mémorial de Saint-Hélène, le baron de Stassart se rappela au souvenir de Las Cases1 et ne manqua pas2 de lui demander d’évoquer sa mission pour Napoléon auprès de l’empereur d’Autriche lors des Cents Jours3. Bien qu’il laissait entendre dans la lettre ci-dessus qu’il était peut-être un peu tard pour mentionner cela, Las Cases le fit néanmoins dans le tome 7 du Mémorial, en date du 12 novembre 1816. Napoléon évoquait alors une tentative de rapprochement avec l’Autriche, en lui envoyant « des agens plus ou moins avoués »4 lors des Cents Jours. Le mémorialiste indiqua en note de bas de page :
« Entr’autres le baron de Stassard (sic), dont le dévouement connu lui mérita la confiance d’être chargé par Napoléon d’aller négocier, au congrès de Vienne, le maintien de la paix de Paris ; mais il ne put aller au-delà de Lintz : les plus ardens et les plus acharnés, dans les cabinets alliés, ayant pris la précaution de faire consacrer en principe que toute communication serait absolument interdite avec Napoléon. Il fut pourtant communiqué indirectement à M. le baron de Stassard, que si Napoléon voulait abdiquer en faveur de son fils, avant toute hostilité, l’Autriche adopterait ce parti, pourvu toutefois encore que Napoléon se livrât à son beau-père, qui lui garantissait de nouveau la souveraineté de l’île d’Elbe, ou tout autre souveraineté analogue »5.
Au vu des comptes rendus élogieux6 de Stassart parus dans la presse7 au sujet des huit volumes de la première édition du Mémorial, il était logique que Las Cases fît l’effort d’évoquer la mission du baron lors des Cents Jours. Dans ses articles, ce dernier ne tarissait en effet pas d’éloges au sujet de l’ouvrage . Ainsi, concernant par exemple le quatrième volume, on peut lire ce qui suit :
« Dans un siècle si fécond en exemples d’ingratitude, dans un siècle où l’on a vu tant d’êtres vils et méprisables ne point rougir de se dégrader eux-mêmes en prodiguant l’insulte à l’idole qu’ils avaient fatiguée si souvent de leurs mercenaires hommages, il est doux, il est consolant de trouver sur la route un homme de bien qui consacre ses talents au culte de la reconnaissance. Aussi, de toutes parts, on applaudit à la noble entreprise de M. le comte de Las Cases, et l’intérêt que son ouvrage inspire va toujours croissant »8. Bref, Goswin de Stassart conserva sa « bienveillance pour recommander les volumes » (cf. ci-dessus), même si pour le cinquième volume, il déplora que le style de Las Cases n’était pas toujours « d’une extrême correction » avant toutefois d’ajouter qu’il n’était « cependant pas dépourvu d’élégance »9. Cela ne fut toutefois que l’exception et Las Cases dut certainement se féliciter des chroniques de Stassart. Les deux hommes restèrent en bons termes et correspondèrent à intervalles réguliers
Avant de rappeler leur courte entrevue, Las Cases évoqua dans la lettre nous intéressant ici les personnes blessées par certaines anecdotes reprises dans le Mémorial. Cela fut effectivement le cas. Ainsi par exemple, après une lecture des deux premiers tomes, le comte de Bassano s’inquiéta de ce qui pourrait être écrit de Madame de Staël et conseilla la modération. De même, Hortense de Beauharnais fut choquée par certains passages relatifs à sa mère l’impératrice et le fit savoir. Jérôme, le grand frère de Napoléon, n’était guère satisfait non plus des déclarations de l’exilé de Sainte-Hélène à son égard, pas plus de la description de la famille Bonaparte en général. Las Cases tint compte de l’avis des deux premiers et apporta des changements soit dans les volumes encore à écrire ou dans la seconde édition. Il négligea cependant des remarques de Jérôme ainsi que celles de certains militaires accusés de trahison par Napoléon. Globalement toutefois, Las Cases n’eut guère d’ennuis, pas même avec le gouvernement qui laissa paraître cet ouvrage. Celui-ci connut un succès considérable, jusqu’au fond des campagnes : les autorités n’avaient curieusement pas compris l’œuvre de propagande assignée au Mémorial10…
1 Les deux hommes se connaissaient depuis au moins 1810 puisque le comte de Las Cases mentionne une rencontre à Avignon en 1810 dans une lettre du 1e août 1819 sans préciser toutefois si cela fut la première. Ils continuèrent à correspondre après le 26 février 1823, jusqu'au 11 février 1841 pour être tout à fait précis. Las Cases semblait très apprécié par le baron et la baronne de Stassart comme le laisse penser le portrait repris ici, dessiné par la baronne et accompagné de quelques vers conçus par le baron (THIELEMANS M.-R., Goswin, baron de Stassart 1780-1854. Politique et Franc-maçonnerie, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2008, p. 615 ; Archives de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, n° 19345/362).
2 Nous ne possédons malheureusement pas la minute de la lettre de Stassart.
3 THIELEMANS M.-R., Goswin, baron de Stassart (...), op. cit., p. 209-216.
4 DE LAS CASES E., Mémorial de Sainte-Hélène, ou journal où se trouve consigné, jour par jour, ce qu’a dit et fait Napoléon durant dix-huit mois, Bruxelles, de l’imprimerie de H. Remy, rue de l’empereur, 1823, t. 7, p. 131.
5 Idem. Ces informations sont exactes mais il faut ajouter que Stassart fut également chargé de remettre une lettre à M. de Mongelas (le ministre bavarois) afin de rallier la Bavière à Napoléon (THIELEMANS M.-R., Goswin, baron de Stassart 1780-1854 (…), op. cit., p. 210.
6 Mentionnés dans la lettre ci-dessus, les « expressions charmantes que vous en avez fait consigner dans un de vos papiers publics. »
7 Nous n’avons pas réussi à déterminer dans quels périodiques furent imprimés ces articles mais ils sont repris dans les Œuvres complètes de Stassart (DUPONT DELPORTE P.N., Œuvres complètes du baron de Stassart de l’Académie royale des sciences, des lettres et des arts de Belgique, de l’Académie de Turin, de l’Institut de France, etc. Correspondant de la Commission d’histoire attachée au ministère de l’Instruction publique, à Paris publiées et accompagnées d’une notice biographique et d’un examen critique des ouvrages de l’auteur (…) Nouvelle édition, Paris, chez Firmin Didot frères, libraires imprimeurs de l’Institut de France rue Jacob, n° 56 et chez les principaux libraires de Paris et des départements, 1855, p. 934-940.
8 DUPONT DELPORTE P.N., Œuvres complètes du baron de Stassart (…), op. cit., p. 937.
9 Ibidem, p. 938.
10 DE LAS CASES E., Las Cases : le mémorialiste de Napoléon, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1959, p. 357-362.
ALLÉGRET M., « LAS CASES, Marie Joseph Emmanuel Auguste Dieudonné, comte (1766-1842), chambellan et mémorialiste de Napoléon Ier », in Revue du Souvenir Napoléonien, n°442, août-septembre 2002, p. 57-58. http://www.napoleon.org/fr/salle_lecture/biographies/files/LasCases_allegretBio_RSN442_2002.asp [Consultation le 16 janvier 2014]
DE LAS CASES E., Las Cases : le mémorialiste de Napoléon, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1959, 412 p. (coll. Les temps et les destins)
DE REINACH FOUSSEMAGNE H., Un confident de Napoléon Ier : Las Cases sous l'Ancien Régime, Paris, Revue des questions historiques, 1911, 56 p.
DUNAN E., Le mémorial de Sainte-Hélène : première édition intégrale et critique, Paris, Flammarion, 2 vol., XIX-910-922 p. (coll. Les Grandes mémoires)
GAUBERT J.-P., Las Cases, l'abeille de Napoléon, Portet-sur-Garonne, Loubatières, 2003, 369 p. (préface de Jean de Viguerie).
GANIÈRE P., « Sainte-Hélène », in TULARD J. (dir.), Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1999, vol. 2, p. 702-712.
GONNARD P., Les Origines de la légende napoléonienne : l'œuvre historique de Napoléon à Sainte-Hélène, Genève : Slatkine : Megariotis , 1976, 388 p.
MARTINEAU G., « Las Cases (Emmanuel, comte de) », in TULARD J. (dir.), Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1999, vol. 2, p. 158-159.
MARTINEAU G., « Mémorial de Sainte-Hélène », in TULARD J. (dir.), Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1999, vol. 2, p. 300.
PAGÉ S., Le mythe napoléonien. De Las Cases à Victor Hugo, Paris, CNRS éditions, 2013, 270 p.
Emmanuel de Las Cases
Emmanuel Augustin Dieudonné Joseph marquis puis comte de Las Cases, né à Blan (Tarn) le 21 juin 1766, décédé à Passy-sur-Seine le 15 mai 1842. Emmanuel de Las Cases était le fils aîné de François Hyacinthe, marquis de Las Cases, et de Jeanne de Naves de Ranchin1. Le nom de Las Cases était lié depuis longtemps à l’histoire de l’Espagne (notamment dans l’entourage de Christophe Colomb) et de la France (dans les armées de Louis XII et de François Ier). Emmanuel mena des études au collège bénédictin de Sorèze avant de rejoindre Paris et le collège de Vendôme, dirigé par les oratoriens. En 1780, il fut admis à l’école militaire de Paris comme cadet gentilhomme. Deux ans plus tard, il rejoignit les rangs de la marine royale et suivit les cours de l’école d’application navale de Brest où il s’initia aux techniques de la cartographie. Du fait du conflit incessant entre la France et l’Angleterre, il participa au blocus de Gibraltar et à la campagne de Saint-Domingue. Il séjourna à la Martinique où il fit connaissance de la vicomtesse de Beauharnais, future impératrice des Français. Il regagna la France en 1788 et fut désigné lieutenant de vaisseau l’année suivante. Peu acquis aux idées nouvelles, il choisit l’émigration et rejoignit un temps l’armée du prince de Condé à Coblence. Déçu de celle-ci, il gagna l’Angleterre. Il participa à l’expédition de Quiberon en 1795 : l’échec de celle-ci le contraignit à gagner l’Angleterre à nouveau. À Londres, il donna des leçons et rédigea un Atlas historique, généalogique, chronologique et géographique publié sous le pseudonyme de Le Sage et qui connut un grand succès tant en Angleterre qu’en France. En 1802, il profita de l’amnistie offerte aux émigrés pour rentrer en France. Il fréquenta alors les salons parisiens, notamment celui de Joséphine et de Cambacérès. Il se prit d’admiration pour Napoléon et fut admis à la cour grâce à l’impératrice. Marquis de l’Ancien Régime, il fut nommé baron en 1809, ainsi que chambellan. L’année suivante, il fut également désigné comte de l’empire et maître des requêtes au Conseil d’État et également envoyé à ce titre en Hollande puis en Illyrie d’avril 1811 à août 1812. La même année, il fut chargé d’une mission d’inspection des dépôts de mendicité et des prisons. Lors de l’invasion de la France au printemps 1814, il prit part à la défense de Paris. Après l’abdication de l’empereur, il refusa de servir le gouvernement provisoire et rejoignit Londres durant quelques mois. Au retour de Napoléon à Paris en mars 1815, Las Cases l’attendait aux Tuileries au salon des chambellans. Après Waterloo, Las Cases se trouvait à l’Élysée puis à la Malmaison. Il suivit Napoléon sur le chemin de l’exil en compagnie de son fils. Il fit provision de plumes et d’encre, désireux de devenir l’historiographe du grand personnage. En route vers Sainte-Hélène, Las Cases notait déjà les souvenirs de Napoléon et proposa au souverain déchu de lui dicter les campagnes d’Italie. Des conversations entre Las Cases et l’exilé de Sainte-Hélène durant les mois suivants naquit Le Mémorial de Saint-Hélène qui fit du premier l’un des auteurs les plus lus de son temps, bien que le Mémorial soit écrasé par la personnalité du prisonnier. Ce travail fut brutalement interrompu en novembre 1816 par Hudson Lowe, le gouverneur de Sainte-Hélène qui accusa à juste titre Las Cases d’avoir voulu faire passer clandestinement une lettre dénonçant les conditions de détention de l’ancien souverain. Les 925 pages de manuscrits furent confisquées et Las Cases et son fils furent mis au secret puis expulsés de l’île le 30 décembre 1816.
Les deux hommes furent refoulés d’Angleterre en novembre 1817 et conduits à Ostende. La France, les Pays-Bas et l’Autriche refusèrent de les recevoir : Las Cases s’installa alors avec sa famille à Francfort en décembre 1817 puis au pays de Bade au début de 1818. Il fit tout ce qui était en son pouvoir pour récupérer ses manuscrits et tenta de collecter auprès des Bonaparte des fonds pour aider Napoléon. Il obtint la permission de rentrer en France à la fin du mois de juillet 1821 et récupéra ses manuscrits l’année suivante. Il travailla de suite à l’édition du Mémorial qui sortit de presse dès 1823. Le succès fut considérable : à l’édition de 1823, il faut ajouter celles de 1824, 1830, 1835, 1840 et de 1841-1842. Ce fut le plus fort tirage du XIXe siècle et il rapporta trois millions de francs à Las Cases. Élu député de l’arrondissement de Saint-Denis de 1831 à 1834, Las Cases siégea à la gauche de la Chambre des députés. Il fut réélu en 1839. Devenu aveugle, il dut renoncer à accompagner le prince de Joinville à Sainte-Hélène pour le retour de la dépouille de Napoléon à Paris. Il chargea son fils de le remplacer et, avant de s’éteindre presque deux ans plus tard, il eut le plaisir d’être aux Invalides le 15 décembre 1840 quand l’empereur gagna sa dernière demeure.
1 Pour cette notice, nous nous sommes inspiré des notices de Marc Allégret et de Gilbert Martineau ainsi que de la biographie d’Emmanuel de Las Cases parue en 1959 (cf. orientation bibliographique).
Lettre
Support : une feuille de papier
Hauteur : 244 mm
Largeur : 380 mm
Cote : 19345/362
Portrait
Le comte de Las Cases
Dessiné par Mme La Bne [baronne] de S…….. [Stassart], d’après un portrait fait en 1810 par un élève de David. Lith. de Rousseaux
Hauteur : 312 mm.
Largeur : 215 mm
Cote : 19345/362