Lettre au baron Goswin de Stassart, 29 décembre 1815

Je vous renvoye, Monsieur, le livre de M. de Pradt, en vous remerciant mille fois et de me l’avoir prêté, et de me l’avoir fait lire. Je vous dois le plaisir qu’il m’a fait, car sans votre recommandation, je ne l’aurais vraisemblablement pas lu. C’est un ouvrage excellent, bien au dessus de tout ce que l’auteur avait écrit jusqu’à présent, et indépendamment de son mérite intrinsèque, il me fait plaisir par le caractère de l’auteur, chez qui le courage ne peut être qu’un bon calcul ; j’ai essayé de vous trouver chez vous avant-hier. Je voudrais bien que nous nous vissions davantage. Vous avez eu la bonté de me promettre les moniteurs du mois de juillet et suivant. Si je pouvais les avoir, ils me seraient fort utiles. Agréez mille remerciements et mille amitiés.
 

                                                                                                                                                             Benjamin Constant

 

                                                                                                                               Ce 29 décembre [1815 ; écriture du baron de Stassart ?]
 

[Apostille en haut à gauche de la première page, de la main du baron de Stassart]

?
Je lui avais prêté l’ouvrage sur le congrès de Vienne

[Apostille en dessous]

Le 1er volume

Lorsqu’il écrivit la lettre reprise ci-dessus, Constant se trouvait à Bruxelles depuis le 3 novembre. Il avait volontairement quitté Paris pour des raisons tant sentimentales (son amour contrarié pour Juliette Récamier et ses démêlés avec sa femme) que politiques (son comportement durant les Cents-Jours) et avait terminé la première partie d’une Apologie censée répondre aux attaques de ses ennemis1. La missive nous intéressant ici indique que Constant et Stassart se rencontrèrent alors. Ce dernier lui remit le premier volume2 d’un ouvrage de Dominique Georges Dufour, baron de Pradt, intitulé : Du congrès de Vienne3. Goswin de Stassart savait peut-être que le volume en question avait toutes les chances de plaire à Constant. Partisan des idées libérales, d’un gouvernement représentatif dont le pouvoir serait limité par le pouvoir législatif et d’un parlement élu par le peuple (avec suffrage censitaire toutefois)4, certains passages de l’ouvrage de de Pradt ne pouvaient qu’enthousiasmer l’auteur d’Adolphe : « Ce n’est pas la coalition qui m’a détrôné, ce sont les idées libérales, a dit Napoléon partant pour l’Isle d’Elbe »5 ; il y a « nécessité d’un gouvernement par lequel les nations6 interviennent dans leurs propres affaires », bref d’un gouvernement représentatif7. Selon de Pradt, on avait de toute manière affaire à un état d’esprit incontournable : il existait en effet une « opinion » (publique) que l’on pouvait difficilement tromper longtemps du fait de l’imprimerie8. En cela, cette opinion se rapprochait de celle de Constant pour qui la force qui sous-tend les débats de l’Assemblée représentative est l’opinion publique, informée grâce à la presse9.
Signalons pour terminer que le baron de Stassart reproduisit intégralement la lettre nous intéressant ici à l’occasion d’un long compte rendu de l’ouvrage de de Pradt paru sans doute dans Le Surveillant10 et repris dans les Œuvres complètes du baron Stassart11.

1 KLOOCKE K., Benjamin Constant : une biographie intellectuelle, Genève, Droz, 1984, p. 348-349. TODOROV T, Benjamin Constant : la passion démocratique, Paris, Hachette, 1997, p. 200.

2 C’est en tout cas ce que semble indiquer l’apostille à la droite du cachet de l’Académie.

3 Du congrès de Vienne, par l’auteur de l’Antidote au Congrès de Radstadt, de l’histoire de l’ambassade à Varsovie etc. (M. De Pradt), À Paris, Chez Deterville, Libr., rue Hautefeuille, n° 8 ; Delaunay, Libraire, au Palais-Royal, 1815, 2 tomes, XIX-274-267 p.

4 HOLMES S., Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne, Paris, Presses universitaires de France, 1994, p. 179-218.

5 Du congrès de Vienne (…), op. cit., tome 1, p.31. L’authenticité de cette citation nous semble à prouver…

6 Dans l’ouvrage de de Pradt, il faut entendre par « nations » le(s) peuple(s) ou les « masses » (p. 54).

7 Du congrès de Vienne (…), op. cit., tome 1, p. 56.

8 Ibidem, p. 50-57.

9 HOLMES S., Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne (…), op. cit. p. 201. La communauté de pensée des deux hommes eut un temps : par la suite en effet, les deux hommes polémiquèrent l’un contre l’autre (HARPAS E., « Benjamin Constant militant, 1820-1830 : grandeur et limites de sa pensée », in HOFMANN E. (dir.), Benjamin Constant, Madame de Staël et le groupe de Coppet [actes du deuxième congrès de Lausanne à l’occasion du 150e anniversaire de la mort de Benjamin Constant et du troisième colloque de Coppet 15 - 19 juillet 1980], Oxford : The Voltaire foundation ; Lausanne : Institut Benjamin Constant ; Paris : Jean Touzot libraire-éditeur, 1982, p. 92.) mais, malheureusement, nous ne pouvons détailler cet épisode faute de sources. Un document d’importance relatif à cet épisode (http://books.google.be/books/about/La_pol%C3%A9mique_entre_l_abb%C3%A9_de_Pradt_et.html?id=31DyZwEACAAJ&redir_esc=y) est indisponible en Belgique et même à la Bibliothèque nationale de France.

10 THIELEMANS M.-R., Goswin, baron de Stassart 1780-1854. Politique et Franc-maçonnerie, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2008, p. 221 (Mémoire de la Classe des Lettres, in-8°, 3e série, tome XLV, n° 2050).

11 DUPONT DELPORTE P.N., Œuvres complètes du baron de Stassart de l’Académie royale des sciences, des lettres et des arts de Belgique, de l’Académie de Turin, de l’Institut de France, etc. Correspondant de la Commission d’histoire attachée au ministère de l’Instruction publique, à Paris publiées et accompagnées d’une notice biographique et d’un examen critique des ouvrages de l’auteur (…) Nouvelle édition, Paris, chez Firmin Didot frères, libraires imprimeurs de l’Institut de France rue Jacob, n° 56 et chez les principaux libraires de Paris et des départements, 1855, p. 839.

BAELEN J., Benjamin Constant et Napoléon, Paris, J. Peyronnet et Cie, 1965, 253 p.

DEGUISE P., Benjamin Constant méconnu : le livre de la religion, Genève, Droz, 1966, 307 p.

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DUMONT-WILDEN L., La vie de Benjamin Constant, Paris, N.R.F., 1930, 224 p. (coll. Vie des hommes illustres, 61).

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HOFMANN E. (dir.), Bibliographie analytique des écrits sur Benjamin Constant (1796-1980), Lausanne : Institut Benjamin-Constant ; Oxford : The Taylor Institution. Voltaire Foundation, 1980, VIII-313 p.

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HOFMANN E., Les "Principes de politique" de Benjamin Constant : la genèse d'une œuvre et l'évolution de la pensée de leur auteur (1789-1806), Genève, Droz, 1980, 2 vol.

HOLMES S., Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne, Paris, Presses universitaires de France, 1994, 373 p. (coll. Léviathan ; traduit de l’anglais par Olivier Champeau).

KLOOCKE K., Benjamin Constant : une biographie intellectuelle, Genève, Droz, 1984, 374 p. (coll. Histoire des idées et critique littéraire, 218).

MORTIER R., BRUNEEL C. (éd.), « De la Révolution du Brabant en 1790 », in OMACINI L., CANDAUX J.D. (dir.), Benjamin Constant, écrits de jeunesse (1774-1795), Tübingen, 1998, p. 223-225.

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WOOD D., Benjamin Constant : a biography, London, New York, Routledge, 1993, 320 p.

Benjamin Constant

Benjamin Constant naquit à Lausanne le 25 octobre 17671. Son père était officier dans un régiment suisse au service de la Hollande suivant ainsi une tradition familiale de service étranger. Il avait toutefois d’autres ambitions pour son fils et rêvait pour lui d’une carrière littéraire. Benjamin eut plusieurs précepteurs et mena une vie errante, suivant même parfois son père de garnison en garnison. Il fréquenta également les universités d’Oxford (1780), d’Erlangen (1782) et d’Édimbourg (1785). Quoique décousues et peu aptes à lui donner une formation structurée, ses études ne l’empêchèrent pas d’acquérir de vastes connaissances. À l’époque, la politique le laissait froid et il ne songeait guères à une quelconque carrière. Pour le tirer de son désœuvrement et d’une passion dévorante pour le jeu, son père lui trouva une place de chambellan à la cour de Brunswick au sein de laquelle il resta de 1788 à 1794. La politique commença alors à l'intéresser et plus particulièrement la situation politique en Brabant. À partir de 1792, il passait également pour jacobin au sein de la cour de Brunswick. Il convient toutefois de nuancer : condamnant la violence et le sang répandu, Constant pensait que les principes révolutionnaires n’étaient pas la cause des troubles français et que ces derniers étaient davantage le fruit des circonstances.
De retour à Lausanne en 1794, il y rencontra Madame de Staël et se rendit à Paris avec elle en 1795. Il était alors bien décidé à y jouer un rôle politique, obtenir la nationalité française et s’y établir durablement. Il appuya dans un premier temps la politique directoriale en écrivant des brochures (De la force du gouvernement actuel et de la nécessité de s’y rallier (1796), etc.) et en présidant la municipalité cantonale de Luzarches. Il encourageait le Directoire dans la voie de la modération et exhortait les « amis de la liberté » à défendre les acquis de la Révolution. Son activité politique de 1795 à 1799 ne lui assura cependant pas une place enviable et il subissait l’animadversion tant des républicains (qui lui reprochaient son passé de valet du duc de Brunswick et son amitié pour la fille de Necker) que des royalistes (pour son soutien à un régime crée par des régicides). Il approuva le coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) contre les jacobins et les royalistes. En 1799,il se plaça dans le sillage de Sieyès qu’il admirait. Après le coup d’État de Bonaparte du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), il se fit nommer au Tribunat même si rapidement, il nourrit quelques craintes à l’égard de l’ambition du général. Dès lors, il n’eut d’autre souhait que de travailler à l’instauration de limites légales au pouvoir consulaire. Son travail ne rencontra toutefois que l’indifférence de l’opinion publique et - surtout - l’agacement des autorités. Il lui valut d’être exclu du Tribunat le 17 janvier 1802. Cette retraite forcée le conduisit à se consacrer entièrement à la rédaction d’ouvrages politiques : De la possibilité d’une constitution républicaine dans un grand pays (1803), Principes de Politiques (1806), etc. Ces livres lus à une poignée d’initiés (la censure veillait) posaient les bases du libéralisme de Constant qui, à défaut d’être toujours original, s’inscrivait dans la réalité française et européenne de l’époque. Il entendait contredire à la fois une conception des Lumières donnant une suprématie à la volonté générale sans pour autant donner crédit au courant contre révolutionnaire. Le régime napoléonien réalisait selon lui la synthèse des deux tendances. Il commença un roman - Adolphe - qui lui assura durablement une gloire littéraire, à l’insu de sa volonté : il aurait préféré assoir sa réputation grâce à ses ouvrages politiques. Au même moment, il rompit difficilement avec Madame de Staël (entre 1808 et 1810) et se maria avec Charlotte de Hardenberg en 1808. Il alla vivre en Allemagne et y poursuivit ses recherches sur les religions. Advint alors la catastrophique campagne de Russie et la défaite de Leipzig : Constant soutint un temps (novembre 1813 - avril 1814) la candidature de Bernadotte au trône de France et écrivit plus ou moins en même temps De l’esprit de conquête et de l’usurpation où il se faisait le contempteur des guerres de conquête de Napoléon et de l’hégémonie d’une nation sur le continent. De retour à Paris en avril 1814, il multiplia les brochures politiques pour tenter de faire évoluer le régime de la Charte vers un parlementarisme moderne : Réflexions sur les constitutions (mai 1814), De la liberté des brochures (juillet 1814), etc. Napoléon débarqué sur le continent, Constant publia des articles très violents contre lui et fit publier dans le Journal des débats un texte en faveur de Louis XVIII le jour même où celui-ci prit la fuite. De retour à Paris, Napoléon lui proposa de rédiger une constitution libérale et cela malgré tous les propos de Constant à son égard. De cette collaboration résulta l’Acte additionnel aux constitutions de l’empire, d’inspiration très libérale, quoique pas assez au goût de Constant qui avait dû faire quelques concessions. Après Waterloo, quoique non poursuivi, il s’éloigna de la France et séjourna un temps à Bruxelles puis à Londres. Il rédigea ensuite les Mémoires sur les Cent-jours, publiés sous forme de lettres dans la Minerve de septembre 1819 à mars 1820 puis en deux volumes en 1820-1822. Il continua ensuite son combat pour une interprétation libérale de la Charte en tant que député (de 1819 à 1822 et de 1824 à 1830) et journaliste mais aussi en rédigeant plusieurs ouvrages (Cours de politique constitutionnelle ; De la religion, 1824-1831). Décédé à Paris le 8 décembre 1830, des funérailles grandioses furent organisées pour lui quatre jours plus tard.


1 Pour cette notice, nous nous sommes inspiré de la notice d’Étienne Hofmann parue dans le dictionnaire Napoléon (cf. orientation bibliographique).

Lettre

Support : une feuille de papier

Hauteur : 194 mm
Largeur : 121 mm

Cote : 19345/464

Portrait

Benjamin Constant

Lithographie de Delpech (avec une signature de Benjamin Constant en fac-similé)

Hauteur : 265 mm.
Largeur : 171 mm

Cote : 19345/464